Car nous avons été étrangers

Béni-Saf, le 25 Octobre 1890

Ma chère sœur,

J’espère que vous êtes bien installés dans votre nouvelle maison. Elisabeth te remercie pour le colis.   

Je m’inquiète pour Daniel qui est de nouveau malade. Je suis restée à ses côtés toute la nuit. Il avait beaucoup de fièvre. Je prie pour qu’il aille mieux. Louis veut retourner en France. Il dit que nous serions mieux soignés là-bas. J’hésite encore car Daniel est trop faible pour la traversée et notre vie est ici, que ferais-je si loin ? Quand te reverrai-je ? Louis me promet que les enfants seront bien là, qu’ils s’amuseront avec leurs cousins de France.

Pour lui, c’est facile, il a toute sa famille à Servas. Tu verrais la joie dans ses yeux quand il me décrit le mas de ses parents ! Il promet de planter un dattier pour moi et un abricotier pour Elisabeth, tu sais à quel point elle aime les abricots. Je lui ai dit qu’il n’était pas question de partir en hiver. Peut-être au printemps, quand Daniel ira mieux

Yona fut interrompue par une quinte de toux de son fils. Elle s’allongea à ses côtés.

Elisabeth entra silencieusement dans la chambre, releva la couverture sur sa mère et tira rideau.

« Ils dorment tous les deux, dit-elle tout bas à son père.

‒Tant mieux. Ta mère doit être épuisée. Le docteur va bientôt arriver. »

Béni-Saf, le 3 février 1891

Chère Layla,

Pardonne-moi d’avoir tant tardé à te donner des nouvelles. Louis a dû t’écrire à ma place, je n’en avais pas la force. Heureusement que ma petite Elisabeth nous donne le courage de continuer. Je sais que c’est aussi difficile pour elle que pour nous. Louis a décidé de partir dès que nous aurons réglé nos affaires ici. Nous avons besoin d’un nouveau départ.

Aucun parent ne devrait réciter le Kaddish pour ses enfants. Ce n’est pas dans l’ordre des choses. Louis a beau me répéter que les gens qu’on aime ne meurent pas, qu’ils continuent à vivre en nous, chaque fois qu’on pense à eux. On ne peut pas demander à une mère de se contenter de ça ! C’est pire que si on m’avait arraché un membre.

Il y a eu erreur, quand les parents nous ont nommées. Par quelle ironie portes-tu le nom de la nuit quand c’est moi qui connais les ténèbres ? Tu aurais dû, toi, être la colombe. Chaque lettre de toi me donne une étincelle d’espoir.

Tous les jours je pose un brin de jasmin sur la petite tombe de Daniel, qu’il sache que je ne l’oublie pas. Comment ferai-je si nous partons ?

Je t’embrasse,

Yona

Quand le bateau partit pour Marseille, Louis, Yona et Elisabeth restèrent sur le pont. Elisabeth retint ses larmes en voyant le port s’éloigner. Le jour commençait à peine. Louis serra sa femme et sa fille dans ses bras. Il leur raconta la France qu’elles ne connaissaient pas, la ferme de Servas, le parfum de la lavande, mais Elisabeth, ne parvenait pas à voir les images que son père décrivait. Elle s’imaginait le port de Marseille semblable à celui qu’elle voyait disparaitre à l’horizon. Une colline avec un vieux rempart et des oliviers, de la terre ocre et aride, la méditerranée à perte de vue et l’odeur du jasmin.

Yona aperçut le regard triste de sa fille.

« Il faut tenter de vivre », lui chuchota-t-elle.

Arrivés en France, ils restèrent quelques jours à Marseille, Yona se sentant trop fatiguée pour entreprendre la route en cariole jusqu´à la ferme de Servas.

« Juste pour un jour ou deux jours. Tu peux en profiter pour montrer la ville à Elisabeth », dit-elle d’une voix frêle à Louis qui s’inquiétait de son teint rougeâtre et de son front brûlant.

Grâce à la présence de ses cousins et de ses grands-parents, Elisabeth s’adapta vite à la vie en France. Yona, cependant, avait une toux qui persistait et un sifflement à chaque respiration. Louis observait avec crainte sa femme dépérir. Elle finit par accepter de se faire soigner et un matin, la tenant près de lui emmitouflée dans un grand châle, il entreprit la route vers l’hôpital de la Conception à Marseille.

Il logea au même hôtel qu’à leur arrivée, sur la Cannebière. Tous les jours, il rendait visite à sa femme. Le médecin conseilla à Yona de prendre des bains de soleil. Elle allait donc attendre Louis sur un banc dans le jardin de l’hôpital. Au début de son séjour, elle croisait souvent le patient de la chambre voisine, un homme au teint basané, du même âge qu’elle, qui s’efforçait rageusement de marcher avec des béquilles. Sa sœur, à l’allure austère s’asseyait souvent près d’elle, un chapelet entre les mains. Elle s’occupait de son frère de façon presque maternelle, ce qui semblait amplifier la mauvaise humeur de ce dernier. Yona les regardait avec curiosité. La femme avait les yeux bleus, le teint très pale et les cheveux blond. Elle s’habillait à la mode européenne et lui, avait un air berbère et des yeux bleus perçants. Les rencontrant tous les jours sur le même banc, Yona et Louis finirent par leur parler un peu. L’homme s’appelait Arthur. Peu bavard, il ne s’intéressait que quand Louis parlait de l’Algérie ou de ses voyages. Yona écoutait discrètement. L’homme, acariâtre, tentant péniblement de marcher malgré sa jambe amputée, n’avait qu’une idée : retourner à Aden. Parfois, il se résignait :

« Je n’y arriverai jamais, je sens bien que je vais mourir. »

Sa sœur Isabelle, priait à la chapelle tous les dimanches et disait que son frère était un saint, un martyr et qu’il regrettait ses erreurs de jeunesse.

« Il a tout de même écrit de belles poésies », disait la jeune femme.

Yona hochait la tête sans comprendre.

Le temps passa. Arthur ne sortait plus de sa chambre. Dans ses moments de lucidité, quand sa sœur se promenait dans la galerie, on l’entendait crier après elle.

Malgré les soins et le repos, la fièvre monta et Yona, étendue sur son lit, réclamait son fils, voulait retourner à Benisaf. De l’autre côté du mur, Arthur aussi délirait. Louis sursauta en entendant un cri dans la chambre voisine.

« Dites-moi à quelle heure je dois être transporté à bord ! ».

Louis se pencha pour embrasser sa femme mais ne sentit plus son souffle.

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