Corps à corps

Appuyé sur l’épaule de sa sœur, Arthur sort du lit. À chaque fois, le même choc, la même douleur intense lui parcourt le corps. Il veut poser la jambe droite au sol mais ne sent que le vide, un abîme. Pris de vertige, il manque de perdre l’équilibre et il entoure Isabelle de ses deux bras, les yeux serrés, la tête posée sur la poitrine de sa sœur. Le carrelage froid sous son pied gauche le fait tressaillir. Sa souffrance est si intense que ce n’est que cette absence de froid qui le ramène à la réalité. Incrédule, il contemple un instant ce trou béant laissé par l’amputation. Tout son être se crispe. Désespéré, il relève la tête tout en gardant les bras autour d’Isabelle. Son calvaire ne cessera donc jamais. Il se sent si malheureux, impuissant. Sans cesser de le soutenir, Isabelle lui tend ses béquilles qu’il passe sous ses aisselles. Elle pose ensuite une main sur le barreau du lit et étire pour soulager son dosendolori par le poids de son frère, bien plus grand qu’elle. Arthur fait trois pas jusqu’à la porte et s’adosse contre le mur.

—Je n’y arriverai jamais, crie-t-il en jetant rageusement une béquille.

—Un petit effort, supplie Isabelle en s’élançant pour la ramasser.

—Ça me fait trop mal, tu ne comprends donc pas ?Je ne peux pas ! Je n’en peux plus !

Elle ne répond pas. Ils savent tous deux que sa vie d’avant est bien finie. Tous ses rêves, ses espoirs sont anéantis. Il pensait retourner en France chargé d’or, fonder enfin une famille. Jamais plus personne ne voudra de lui. Quant à l’or amassé, il est tout juste bon à payer les frais d’hôpital. Il a abandonné l’idée de chercher ses débiteurs et ne parle plus d’argent. Plus rien ne l’intéresse. Même quand Isabelle lui fait la lecture, pour tenter de le distraire, il n’écoute que d’une oreille, exprime son ennui profond pour la littérature et lui interdit de lire les moindres vers.

Une tumeur apparue sous son aisselle droite le fait atrocement souffrir. Il n’ose rien dire par crainte d’une nouvelle opération. Il redoute que ce soit la même chose que pour la jambe. Tout avait commencé comme ça. D’abord, il avait senti une grosseur au genou. Il ne s’était pas inquiété et avait continué ses marches, les douleurs ne survenant que la nuit. Le bas pour varices que sa mère lui avait envoyé est arrivé trop tard. Le genou et la jambe avaient tellement enflés qu’il lui était impossible de l’enfiler. L’abcès augmentait de jour en jour jusqu’à ressembler à une énorme citrouille. Epuisé par sa blessure, il ne dormait plus. Mais tant pis, il fallait continuer à marcher toujours, ses huit kilos d’or à la ceinture pesant un peu plus sur ses hanches, aggravant son supplice. Il imagine son bras amputé, lui-aussi. Bientôt il ne sera plus qu’un tronçon immobile. Des larmes qu’il ne peut plus retenir lui brûlent les joues. La tête toujours baissée, il les voit tomber sur le carrelage. Il ne peut même pas s’essuyer le visage sans basculer à la renverse. Il est enfermé dans ce corps qui pourrit, comme enterré vif. Il sent bien que c’est la mort qui le rattrape de manière inexorable. L’enfer ne peut être pire que cette vie de misère. Toute cette marche, ces départs en avant, toujours plus loin, ces voyages…pourquoi ? On ne peut pas se fuir. Il se laisse glisser au sol, lové sur lui-même, il sanglote. Isabelle s’accroupit devant lui, passe une main sur son crâne rasé comme une mère qui console son enfant malade. Arthur la repousse d’un geste violent.

—Laisse-moi, va t’en !

Elle tente une dernière fois de le relever.

—Allons, encore un effort. Bientôt nous recevrons ta jambe artificielle et ce sera plus facile.

—Et comment je l’accrocherais sur ce moignon difforme ?

Arthur dissimule son visage sur ses bras croisés. Un instant Isabelle croit revoir tout  le désarroi  de son grand frère quand il revenait se réfugier à la maison après ses nombreux voyages. Elle se souvient de ce retour de Bruxelles où blessé, il s’était enfermé dans sa chambre. Il avait cette même détresse dans les yeux, ne dormait plus, criait, se lamentait et écrivait sans cesse. Puis elle se souvient de la visite qu’elle lui a rendue à Londres, la seule fois où elle l’a connu vraiment heureux. À l’époque, trop jeune encore, elle n’en conserve que de vagues souvenirs. Mais elle avait été fière de se promener main dans la main avec ce frère qu’elle admirait. Toujours joyeux, soucieux de son confort, il voulait tout lui montrer de la ville, tentait de lui apprendre quelques mots d’anglais et riait aux éclats quand elle prononçait mal. Le bonheur, pour lui n’aura duré que trop peu. Jetant un coup d’œil sur sa sœur la voit plantée là à s’apitoyer sur son sort et se met à hurler.

Va-t’en ! Va-t’en, je te dis !

Isabelle se précipite hors de la chambre, sans même prendre le temps de mettre son chapeau. Elle s’appuie contre la porte, écarquille les yeux pour ne pas pleurer elle aussi, tente de calmer sa respiration et de se maitriser. Elle regarde autour d’elle pour s’assurer que personne ne l’a vue. Il faut rester digne en toute circonstance. Elle se dirige vers la chapelle d’un pas rapide.

Assise sur son banc sous le grand platane, Yona attend la visite de Louis. Le regard levé au ciel, elle offre son visage aux derniers rayons de soleil et se revoit loin d’ici, sous un ciel d’une clarté étincelante qui lui tanne la peau. Elle se rappelle le parfum du jasmin dans son jardin, si loin d’ici, la brise marine sur la plage, la caresse des embruns, le bruit du ressac qui rythme ses rêveries. Elle se revoit cherchant des galets blancs avec Elisabeth. Elles ramassent les plus jolis, bien arrondis qu’elles vont ensuite déposer en cercle sur la petite tombe de Daniel. Elle caresse celui qu’elle a dans sa poche. Un morceau d’Algérie qu’elle garde sur elle. Le galet, poli par la houle, a la jolie forme oblongue d’un dauphin.

En soutane et coiffé d’une barrette, Marius entre dans l’hôpital et traverse l’allée de platanes d’un pas lent. Il remarque une tache sur son habit et tient son bréviaire serré sur son cœur pour la cacher. Ce soir, il rossera sa bonne pour sa négligence.

—J’ai assez à faire comme ça sans avoir à remplacer Chaulier au pied levé. Toujours malade, celui-là, grogne-t-il.

Puis, lorsqu’il lève la tête sur le pavillon des femmes, un rictus se dessine à la commissure de ses lèvres. Il imagine les confessions intimes et sans pudeur de ces filles perdues et ressasse les questions qu’il pourrait leur poser pour les inciter à parler. Du coin de l’œil, il croit apercevoir sa belle-sœur assise sous l’allée de platanes. Il baisse la tête et presse le pas, passe devant-elle en feignant de ne pas l’avoir vu. Yona lève le bras, la bouche entr’ouverte, elle s’apprête à le saluer. Elle hésite. Comment s’adresser à lui ?  « Mon père » lui semble un peu ridicule et Marius trop familier. Elle se dit qu’il n’y a aucune ressemblance entre les deux frères. Le curé a les cheveux grisonnants aux tempes, les sourcils toujours froncés. Il se tient si droit qu’on le dirait presque cambré ce qui accentue son début d’embonpoint. Elle s’étonne de l’avoir vu sourire, lui d’habitude si grave. Ce sourire n’a rien de charmeur comme celui de Louis. Son sourire est plutôt pincé, presque méprisant, comme celui de leur mère. Déjà, il file en direction de la chapelle. Trop tard !  Yona retourne à sa rêverie. Elle s’amuse à comparer les deux frères, imagine Louis en soutane et pouffe discrètement en se couvrant la bouche mais est soudain prise d’une quinte de toux. C’eût été un gâchis, pense-t-elle en coinçant son mouchoir à l’intérieur de sa manche. Louis a toujours eu cette lueur dans le regard, ce pétillement malicieux, même s’il s’est assombri depuis la mort de leur fils. Elle a du mal à se représenter Marius ou leur mère avec cette espièglerie. Ces deux-là sont nés sans cœur, c’est certain. Heureusement, Louis  ressemble plus à son père. Antoine devait être un bel homme. Son fils ainé, Pierre est plus discret, difficile à cerner, timide, encore sous la coupe de cette mère inflexible.

Une vieille odeur d’encens flotte encore dans la chapelle, sombre et froide. Deux bougies votives finissent de brûler sous une statue de la Vierge. Sur les murs sont accrochées, çà et là, de petites représentations du chemin de croix. Il en manque quelques-unes, mais Marius n’y prête guère attention. Crispé, il se poste derrière l’autel et ouvre son bréviaire pour chasser les images de Yona qui l’assaillent. Même malade, sa belle-sœur reste ravissante. Sa peau brune, ses yeux en amande et ses lèvres charnues l’excitent. Cette manie presque indécente qu’elle a de se mordiller la lèvre inferieure font monter en lui des désirs interdits et immoraux. Comme il aimerait caresser une femme, la posséder. Il ne peut qu’imaginer ce que ressentent tous ces gens qui viennent se confesser, ces paysans sans vergogne qui lui confient avoir lutiné une jeune fille. Il soupçonne toutes ces petites garces dans les pensionnats qui, à quinze ans, n’ont pas encore connu d’homme, s’éveillant entre-elles à la sensualité. Lui-même, encore adolescent, il lorgnait son compagnon de chambre du séminaire se déshabiller. Un blondinet de dix-sept ans un brin efféminé dont il a oublié le nom. La bougie soufflée, étendu dans son lit, le dos tourné au garçon, il se frottait frénétiquement, l’onanisme pour seule échappatoire. Le temps a quelque peu calmé ses ardeurs. Jusqu’au retour de son frère au bras de cette Algérienne. Il maudit Louis qui a toujours obtenu tout ce qu’il voulait. Il s’imagine à sa place, effleurer la naissance des cheveux, poser doucement ses lèvres sur ce cou fin, le mordiller, sentir son parfum ambré, oriental, son souffle qui s’accélère. Ce crétin ne sait même pas la chance qu’il a, songe-t-il. Tremblant, il ferme les yeux, se signe et répète entre ses dents une prière pour conjurer le sort que cette sorcière lui a jeté.

Satanam aliosque spiritus malignos, qui ad perditionem animarum pervagantur in mundo, divina virtute in infernum detrude…*

Une main en visière sur le front pour se protéger les yeux de la lumière encore vive, Yona reconnait la démarche assurée de Louis et sourit de le voir enfin arriver. Il se penche pour l’embrasser avec tendresse et accroche un brin de lavande séchée à la boutonnière de sa robe terne d’hôpital. Il remarque les yeux cernés de noir de sa femme, son teint pâle.

—Comment te sens-tu ? Tu n’as pas froid ? s’enquiert-il.

Elle hausse les épaules, détourne la tête et tousse dans son mouchoir.

—Ton frère vient de passer, dit-elle, soudain.

—Marius ? Que peut-il bien faire ici ?

—En me voyant, il s’est hâté d’aller vers la chapelle, comme s’il avait vu le diable.

—Quel imbécile !

—Voyons, c’est ton frère tout de même, répond-elle d’un ton badin.

Louis lève les yeux au ciel puis soulevant le menton de sa femme lui murmure :

—Ça n’empêche pas qu’il soit un imbécile. Il n’est prêtre que parce qu’il est trop laid et méchant pour se trouver une femme. Je ne sais même pas s’il croit à tous ses sermons.

Il lui lance ce petit clin d’œil qui continue à la  faire chavirer. Tous deux se mettent à rire.

—Rentrons-nous ? Je suis un peu lasse, souffle-t-elle en s’accrochant à son bras.

À pas lents, ils se dirigent vers la chambre. Yona s’accroche au bras de Louis, la tête reposée sur son épaule. Il la sent toute frêle. Elle essaye de se montrer gaie mais il sent bien qu’elle est à bout de forces.

La tête basse reposée sur ses mains jointes, une femme prie, assise sur une des chaises en paille de la chapelle. Dans son agitation, le prêtre ne l’avait pas remarquée. Il se tient coi pour ne pas la déranger, espère qu’elle ne l’a pas entendu. Il ne sait même plus s’il a parlé tout haut ou dans sa tête. Elle se relève avec précaution et l’observe.

—Bonjour monsieur l’Abbé, dit Isabelle d’une voix douce.

Marius la salue de sa voix métallique.

—L’abbé Chaulier n’est pas ici ? demande-t-elle.

—Il est souffrant, je le remplace pour quelque temps. Je suis l’abbé Pujol dit-il, d’un ton qui se veut caressant mais sans parvenir à contenir son irritation.

Marius considère la femme qui vient de se lever. Elle doit avoir une trentaine d’années, la taille fine sur unvisage un peu trop rond, un nez retroussé, les cheveux châtain clair tirés en arrière dans un chignon sévère. Sa bouche est fine, presque sans lèvres. Ses mains sont rouges et un peu épaisses. Des mains de paysanne, songe-t -il. Rien à voir avec les mains fines de sa belle-sœur. Yona, elle, a des mains qui n’ont pas dû beaucoup travailler. Il serre les poings en imaginant les caresses langoureuses, le plaisir qu’elle a procuré à un autre, à son frère.

—Monsieur l’Abbé ?

Marius sursaute et sort de son délire.

—Pourriez-vous venir parler à mon frère ? Il est très mal et ne peut pas se déplacer. Je vous en supplie.

 Isabelle a les larmes aux yeux. Marius toussote.

—Comment se nomme-t-il ?

—Arthur, monsieur l’Abbé. Arthur Rimbaud.

—Eh, bien, mademoiselle… ? Il hésite, elle hoche la tête.

—Mademoiselle Rimbaud, je vous suis, continue-t-il.

D’un geste du bras, il lui indique le chemin entre l’allée de chaises et lui emboite le pas. Ils quittent la chapelle et traversent tous deux la galerie en silence. Isabelle marche devant et tourne la tête de temps en temps pour s’assurer que le prêtre la suit. Arrivés dans le couloir, Marius s’arrête nette. Devant lui, il reconnait son frère et sa belle-sœur qui pénètrent une des chambres. Elle, collée à lui. Ils ne l’ont pas vu.

—Quelle est la chambre de votre frère ? demande Marius un peu trop sèchement.

—La prochaine chambre sur la droite, répond Isabelle. Je vous attends ici, monsieur le Curé. Je vous laisse parler avec Arthur.

Marius s’essuie le front. Malgré la fraîcheur  de la galerie, il sent cette transpiration poisseuse sous ses aisselles et à son front. Isabelle considère ce prêtre nerveux. Il n’a pas le regard bienveillant de l’abbé Chaulier mais plutôt l’air de quelqu’un qu’on a dérangé. Elle se dit qu’il avait sans doute une messe à préparer et le remercie vivement d’avoir répondu tout de suite à sa requête. Marius tente retrouver un air calme, joint les mains en recueillement et entre dans la chambre. Isabelle referme la porte derrière lui et part attendre un peu plus loin.

Marius regarde en direction du lit, surpris de ne voir personne. C’est alors qu’il remarque l’homme par terre, recroquevillé, immobile, si ce n’est la respiration saccadée et les hoquets de sanglots silencieux qui soulèvent son torse.

—Voyons, mon fils, relevez-vous. Un grand gaillard comme vous ne devrait pas pleurer ainsi.

Au son de cette voix inconnue, Arthur redresse la tête. Son visage est baigné de larmes, la morve coule de son nez et laisse des traces blanches et visqueuses dans sa moustache fine. Il ne prend pas la peine de s’essuyer avant de la reposer sur son genou.

Marius a un sursaut de recul, se cogne contre la porte avant de reprendre vite ses esprit, décontenancé par cet homme qui n’est plus tout jeune et pleure comme un enfant. Il pense à sa mère qui lui aurait asséné des claques si elle l’avait vu ainsi. C’est alors qu’il remarque que le malade n’a qu’une jambe de repliée. Du côté droit, il ne voit qu’une boule difforme enveloppée dans une bande de tissu.

—Allons, mon brave, relevez-vous, dit-il, avant de se rendre compte que l’homme ne peut sans doute pas se mettre debout sans aide.

Il tend alors son bras qui reste en l’air un instant, une éternité pour lui, avant de retomber ballant le long de son corps.

—Mon fils, toutes nos souffrances sur cette terre ne sont pas sans raison. Saint Mathieu n’a-t-il pas dit « heureux les affligés car ils seront consolés ?» Invoquez le Seigneur, lui-seul, dans son infinie miséricorde peut vous venir en aide.

Devant l’absence de réaction, Marius continue à déclamer ses litanies, des bribes de sermons mille fois répétés et demande au moribond s’il désire se confesser. Tout d’un coup, Arthur attrape une béquille et frappe furieusement en l’air. D’un bond, le curé évite un coup de justesse.

—Merde ! hurle Arthur, merde à Dieu, merde à vous tous !

Horrifié, Marius décampe. La porte claque. Blême, il rejoint Isabelle qui attend sur un banc au bout du couloir. Elle prie toujours, un chapelet enroulé autour du poignet. Comment ce monstre peut-il appartenir à la famille de cette femme si pieuse ? Quand elle le voit arriver, elle lui lance un regard plein d’espoir. Marius tente de sourire mais ne parvient qu’à former une grimace.

—Votre frère n’est pas en état de parler pour le moment, mais il a exprimé son désir de se confesser une autre fois, quand il se sentira mieux, ment-il pour se débarrasser d’elle.

—Merci monsieur l’Abbé, merci, s’écrie Isabelle en lui baisant les mains.

—Si vous aussi en sentez le besoin, je puis vous entendre en confession quand vous le souhaitez. En attendant, j’espère vous voir tout à l’heure pour les vêpres, dit-il après avoir retrouvé ses esprits.

Marius, s’éloigne, sa besogne est faite. Il se dit qu’il n’a pas pensé à demander à la jeune femme quel était son prénom. Qu’importe, il a déjà oublié son nom ainsi que celui de ce frère barbare et rustre. Il n’a plus qu’une envie, celle de retrouver sa paroisse tranquille, où il se sent respecté.

*Prière d’exorcisme : « Précipitez au fond des enfers Satan et les autres esprits mauvais qui parcourent le monde. »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut