Divine

« Henriette, quand retournerai-je à Coecilian ?»

Divine s’était réveillée à la Cavale Blanche. Ce nom qui faisait songer à une fuite ou à une jument qui galope n’était autre qu’un triste hôpital au voyage immobile. A chaque fois, il lui fallait un moment pour se rappeler où elle était. La tête lui tournait et une de ses jambes la faisait souffrir atrocement. Son bandage se tachait doucement de sang. Une fleur rouge au-dessous du genou. L’infirmière, une amie d’enfance, restait sans réponse à ses questions.

De son lit, Divine survolait le goulet de Brest et retournait à Camaret. À sa fenêtre, elle entendait le bruit du port et le chant des goélands. Parfois elle se réveillait dans un cri. Les vers de son père, le poète Saint-Pol Roux lui revenaient comme une prière.

 Océan,

Catastrophe constante,

Agrégat de tourmentes,

Tragédie sans fin,

Oh fais taire tes orgues barbares du large !

Haut sur sa dune aux immortelles d’or

Un poète te parle !

Divine se détourna de la fenêtre.

Henriette s’assit sur le coin du lit et regarda son amie. Un jour elle lui dirait tout. Elles quitteraient toutes deux la Cavale Blanche et iraient ensemble chercher ce qui pouvait encore être sauvé.

Du Camaret de leur enfance, que restait-il ? La Presqu’île entière s’était transformée en bunkers dissimulés dans les falaises et les forêts. Des plaies béantes. Elle préférait laisser Divine oublier le présent et revivre en rêve le passé, quand, petites, elles partaient chasser les korrigans dans les bois. Leur complainte se mêlait au grincement incessant des pins. Un trésor les attendait au pied d’un arc en ciel.

Dans la chambre voisine, le poète, gravement blessé, mourrait d’un cœur brisé, ignorant le sort de sa femme et de sa fille. Il savait sa vie, ses écrits, perdus à jamais.

 Pourtant, peu de temps avant, Divine avait accueilli le début de l’été avec espoir. La guerre ne pouvait pas durer éternellement. En ce mois de juin, il faisait déjà chaud et le soleil brillait. Divine revenait de la plage, un sceau de palourdes et de bigorneaux à la main. Elle avait passé la matinée entre les rochers et dans les grottes. Ce soir, ils auraient droit à un festin malgré le rationnement. Le vent avait emmêlé ses cheveux noirs, la mer restait collée à ses yeux. Elle souriait à l’idée de montrer sa pêche à son père et de lui offrir le petit bateau fait de laisses de mer qui avait dû voguer depuis le bout du monde avant d’échouer ici.

Arrivée devant le manoir, le sceau lui tomba des mains. Sa pèche s’éparpilla dans la lande et les ajoncs.

Un bruit de bottes se fit entendre, plus fort que le vent. Divine pâlit. Elle courut vers sa demeure saccagée mais arriva trop tard. Son père, sa mère, la gouvernante étaient étendus au sol. Les larmes coulèrent sans retenue sur ses joues. Elle sentit une main se poser sur son épaule. La jeune fille sursauta et vit la mort dans le regard du soldat. Un sourire sadique et cruel se dessinait sur son visage et il empestait la vinasse. Elle tenta de s’échapper. Divine connaissait bien la lande mais l’homme n’avait pas envie de jouer à courir les filles. Il jeta sa bouteille vide dans un buisson, dégaina et tira. Divine entendit d’abord le coup, ferma les yeux et tomba en avant. Le soldat prit son temps pour venir, titubant un peu et trébuchant sur les cailloux.  Il déboucla son gros ceinturon et déboutonna son pantalon pour gagner du temps. Elle ne risquait pas de s’enfuir avec une balle dans la jambe. La voir ainsi ramper dans la boue le faisait rire.

Tout en haut de la falaise où, enfant, son père lui racontait les histoires de naufrageurs. D’ici elle pouvait s’envoler. L’Allemand, ivre et haletant tomba de tout son poids sur elle, arracha sa chemise et comme elle hurlait et se débattait, il lui asséna un coup de crosse sur la tempe. Marre du bruit. Ce noroît qui lui sifflait dans les oreilles était bien suffisant. Pas besoin, en plus, des hurlements d’une sauvageonne qui  ne portait même pas de souliers. Décidément, pensa le soldat en soulevant la jupe de Divine, ces françaises manquaient de classe et dans ce coin perdu au bout du monde, elles ne valaient pas plus que du bétail. Son chien était à coup sûr plus intelligent. Au moins elles étaient faciles, on ne les entendait pas revenir se plaindre. Il souffla dans le cou de Divine, empoigna ses cheveux pour lui tourner la tête, s’amusa à lécher le sel de son visage et écarta ses jambes d’un mouvement de hanches rapide. Sa poupée de chiffon. Le sable rentrait dans la bouche de la jeune fille inerte. Quand il eût fini sa besogne, il se releva, s’appuyant sur elle, l’étouffant un peu plus et déchira un morceau de sa jupe pour essuyer le sang qui l’avait sali, lui. Puis il se reboutonna, frotta la poussière de ses vêtements, passa une main dans ses cheveux pour se recoiffer et donna un dernier coup de pied au corps qui gisait dans le sang avant de repartir en sifflotant. Encore quelques bouteilles à piquer au manoir de Coecilian et, avec un peu de chance, des bijoux qu’il offrirait à sa mère de retour au pays.

Le vent s’engouffrait par les fenêtres cassées et des feuillets griffonnés du poète oublié tournoyaient dans le ciel. L’Allemand, curieux, en saisit un au vol. Il ne comprit pas la langue, chiffonna le papier et le jeta à la mer. 

Photo : Yves-Gwenael Bourhis

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