En terre hostile

« Sergent, combien y-a-t-il de navires disponibles ? Donnez ordre à tous les Acadiens de quitter le pays.»

Octobre 1755, le Colonel John Wilson relit l’ordre de déportation envoyé par le  Gouverneur Charles Lawrence. L’offensive prend un nouveau tournant. Les Acadiens refusent toujours de prêter allégeance au roi et continuent à soutenir leur neutralité. Il n’est plus question de les laisser continuer à vivre en Nouvelle-Écosse, sur des terres appartenant maintenant à l’Angleterre. Ces catholiques sont trop nombreux et prennent la place des protestants. De plus, ces fourbes de Français ont construit un fort à Beauséjour, juste en face de fort Lawrence. Les armes des Acadiens ont toutes déjà été confisquées en juin, ils ne devraient plus trop résister.

« Nous prendrons ensuite Beauséjour. Donnez l’ordre de mettre le feu aux églises catholiques dimanche matin, pour donner une leçon aux récalcitrants, continue Wilson.

Le sergent le regarde blême.

« Faut-il vraiment prendre de telles mesures, mon Colonel ?

‒ Il ne m’appartient pas de critiquer les ordres que je reçois mais de m’y conformer !» lance le Colonel.

Le dimanche matin, à l’heure de la messe, les soldats anglais referment les portes des églises et placent de lourdes barres en bois, pour bloquer les issues. Montés sur leurs chevaux, les hommes du colonel Wilson tiennent des flambeaux à la main qu’ils lancent sur les toits. En cette matinée ensoleillée, la paille prend feu immédiatement.

« Continuez ! Brûlez les maisons. Il y a surement des fainéants qui sont restés chez eux !»

Non loin de là, dans sa ferme de Sackville, Madeleine pose une compresse sur le front de  Bastien. L’enfant a eu la fièvre toute la nuit. Elle a laissé son mari emmener les autres enfants à l’église.

« Maman, quel est ce bruit ?»

 Madeleine sursaute. C’est vrai qu’on entend comme des cris au loin. Elle tire le rideau de la fenêtre et regarde au dehors. Elle voit alors le clocher en bois de l’église en flammes ainsi que quelques maisons du bourg. Elle descend l’escalier en courant, ouvre la porte et là, elle entend plus clairement les cris, le piétinement des chevaux. Le vent lui apporte une odeur de grillé. Des cendres voltigent dans le ciel qui a pris une teinte automnale. Au loin, des cavaliers rouges, baïonnettes en mains tirent les habitants de leurs maisons, jettent des torches chez ceux qui refusent de sortir. Le village entier s’embrase.

« Madeleine, il faut partir, vite. »

Pierre lui tire la manche. Madeleine sort de sa torpeur et voit enfin son voisin.

« Mère m’a dit que votre petit Bastien est malade. Il faut partir vite. Je vais vous aider.

‒ Partir où ça ? »

Pierre pousse Madeleine à l’intérieur, ouvre les armoires pour l’aider à remplir un baluchon, tout en lui expliquant rapidement que des bateaux attendent au port, en partance pour la Pennsylvanie ou Boston. De là, ils pourront aller en Louisiane où on parle français.

« Mais mon mari, mes autres enfants ?

‒ Ils sont allés à la messe ?

Madeleine hoche la tête.

‒ Alors c’est trop tard…venez-vite, vous pouvez encore sauvez Bastien. »

Sans réfléchir, Madeleine se précipite vers le lit, aide Bastien à se lever, l’habille en vitesse. Pierre prend l’enfant dans ses bras et ils sortent de la ferme.

‒ Je ne peux pas partir, nous sommes chez nous ici, je n’ai jamais vécu ailleurs…

Pierre la tire de force. Sa mère les attend à la porte, assise dans une petite cariole. La vieille femme, un fichu sur la tête, fatiguée par une vie de labeur, les aide à monter et tend un petit pain à Bastien pour le rassurer.

‒ Et Francis ? Les enfants ?

Madeleine crie. La vieille baisse la tête et ment.

‒ Vous les retrouverez sans doute là-bas. Tous les Acadiens y sont.

‒ Où ça, là-bas ? crie Madeleine.

‒ À l’embarcadère, les Anglais ont affrété des bateaux.

Puis, d’une voix plus fluette, la vielle ajoute :

‒ Ils veulent nous renvoyer en France.

‒ On est d’ici ! On n’est pas Français, on est Acadiens. C’est chez nous. Depuis 1604, qu’on est sur ces terres, ils ne peuvent pas nous faire partir.

‒ La France et l’Angleterre sont en guerre, vous le savez, Madeleine.

‒ On est neutres !» crie la jeune femme, en arrivant sur le quai du fleuve Saint Laurent.

Un soldat les oblige à descendre et les pousse en direction de la foule paniquée, hébétée, qui se presse sur la rive. Bastien garde le silence et tient la main de la vieille. Marcher lui demande assez d’effort, il n’a pas la force de poser de questions. Madeleine, court en tout sens, en appelant son mari.

« Shut up, frog !» lui crie un soldat qui la menace de la crosse de son fusil.

Pierre l’attrape et lui serre fort le bras. Après une longue attente et une fouille où tous les objets de valeurs sont confisqués, les Acadiens montent sur les bateaux. Ils déclinent leur identité à un capitaine anglais qui note les noms dans le journal de bord. Payé au nombre d’Acadiens embarqués, il  veut en entasser le plus possible sur son navire. Pierre, tenant toujours Madeleine par le bras pour l’empêcher de défaillir, annonce les noms de sa mère, sa femme et son fils afin qu’ils ne soient pas séparés. Bastien lève les yeux vers ce voisin qu’il connait depuis toujours. Madeleine, ne semble pas comprendre ce qui se passe. Elle tourne la tête dans tous les sens, désespérée. Ses cheveux sont défaits, ses yeux rougis. Elle hurle et se débat. Le capitaine, lève la tête et avec nonchalance, somme Pierre de faire taire sa femme.

Sur le pont du bateau, Bastien tousse, essuie le sang qui s’échappe de sa bouche. Il n’a pas encore eu le temps de penser à son père et ses frères. Il ne comprend pas encore ce qui vient d’arriver et  pleure doucement en voyant l’Acadie s’éloigner à jamais.

1 réflexion sur “En terre hostile”

  1. Mijo (Marie-Josée)

    Fichtre! Que c’est bien écrit, tout est dans le ton historique. Cela dénote une grande recherche. Bravo.

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