Jeux dangereux

Isabelle retrousse la manche de son frère. Délicatement, elle applique le tube muni de baguettes sur son bras droit. La lourde machine en bois vrombit puis se met en marche dans un bourdonnement continu en même temps qu’elle tourne la manivelle en laiton. Elle imagine le courant traverser les fils épais jusqu’à cet appareil qui relie son frère à la machine. Cette invention incroyable la fascine. À chaque fois, elle tapote le cadran qui mesure l’intensité du courant pour s’assurer du fonctionnement de l’aiguille. D’abord effrayée par cette nouvelle thérapie par l’électricité, elle se persuade que la modernité pourra le soigner. C’est d’ailleurs à Paris, à l’hôpital de la Salpêtrière que la machine a été perfectionnée, pour soigner les maladies allant de l’hystérie jusqu’à la paralysie. Le médecin a peu à peu abandonné les soins du malade à sa sœur. Isabelle aime son rôle d’aide-soignante qu’elle lui prodigue avec dévouement. L’équipe d’infirmiers lui a expliqué le travail à faire et tous les jours, elle effectue le même rituel.

La main d’Arthur Rimbaud tressaute, stimulée par le courant électrique, avant de retomber. Seuls restent les picotements chauds et douloureux qui lui parcourent le corps. Il a cette impression atroce d’être grignoté jusqu’à l’os par une colonie de fourmis. Mais loin de guérir Arthur, les chocs l’épuisent, n’ajoutent aux fourmillements intenables que cette sensation de brûlé à son corps immobile, paralysé. Pourtant, il se laisse faire, serre les dents. Encore une fois et je pourrais me lever, partir, se dit-il. Il tourne la tête vers Isabelle, une larme s’échappe du coin de son œil bleu et coule le long de sa joue. Isabelle, penchée sur son frère, essuie la goutte du revers de la main et s’attarde sur la mâchoire serrée d’Arthur. Elle remarque que les cheveux qui ont repoussé en brosse sur son crâne rasé sont baignés de sueur.

—Là, là, c’est fini, murmure-t-elle tendrement.

—Renseigne-toi sur les horaires des bateaux. Nous pourrions partir, soit à Alger, soit à Aden. Tu viendras avec moi. Le climat ici m’est insupportable. Ne me quitte pas, j’ai besoin de toi, dit-il, les yeux baignés de larmes.

Sa voix porte à peine, lui qui criait et insultait tout le monde, il n’y a pas si longtemps. Isabelle serre la main inerte de son frère et retire l’appareil qu’elle range avec précaution. Puis elle rajuste le drap. Le regard d’Arthur s’attarde sur tous ses faits et gestes.

—Tu es mon bon génie. Sans toi, je mourrais, soupire-t-il.

Elle place une main sur le creux de son dos, l’autre sur son épaule et le tire doucement à elle pour essayer de le mettre sur le côté, dans une position plus confortable. Il lui demande de fermer le rideau. Il ne veut plus voir au dehors. Quand enfin il s’assoupit, Isabelle prend son chapeau, ses gants et sort quelques instants dans la galerie.

Dans une chambre voisine, Louis est assis sur une chaise, la tête dans ses mains, les coudes reposés sur un coin du lit. Yona respire lentement, la bouche ouverte, la gorge sèche. Par la fenêtre entr’ouverte, elle observe le ciel resplendissant, sans nuage. Elle sanglote.

—Je ne verrais plus jamais le soleil.

Le dos à la fenêtre, Louis lève la tête, ne dit rien. Ce n’est plus la peine de mentir. Un vent froid s’engouffre, lui rappelant que malgré le beau temps qui s’attarde, l’hiver est aux portes. Il tressaille et ferme la fenêtre. Depuis que la santé de sa femme s’est irrémédiablementdégradée, Il n’est plusrestreint aux heures de visite. Il lui consacre tout son temps et s’en veut de se dire parfois que ça ne sert à rien. Il sait qu’il va la perdre et se prend parfois à se demander si une rupture brutale ne serait pas moins douloureuse que ce temps qui s’étiole, sans espoir, à se dissimuler  l’inéluctable.

—Tu vas sortir d’ici, tu verras, dans quelques semaines, tu seras en pleine forme. Elisabeth t’attend.

Quand Yona s’endort enfin, il fait les cent pas dans la galerie ou sort prendre l’air dans la cour. Mlle Rimbaud qu’il croise tous les jours, passe, elle aussi, ses journées auprès de son frère. Celui-là, avait déjà un teint de cadavre et une maigreur squelettique, quand il sortait encore de sa chambre pour essayer, sans succès, de se déplacer sur ses béquilles. Il criait et se plaignait de douleurs à la jambe qu’on lui avait amputée jusqu’au haut de la cuisse. Les médecins avaient tenté de lui en mettre une artificielle mais le moignon qui enflait toujours s’échappait sans cesse. Il culbutait, jurait et souffrait sans cesse.

Isabelle est assise sur son banc habituel. Louis la salue d’un signe de tête.

—Comment va votre frère ?

—Il ne peut plus bouger et pleure à longueur de journée. Quand il ne parle pas de commettre une sottise, il a cette idée fixe de quitter Marseille.

—Pour retourner dans les Ardennes ?

—Pensez donc, il est revenu cet été et depuis, sa santé a empiré. Nous avons eu un mois d’août froid et humide. Il pensait que son séjour à Roche le remettrait en forme. Malheureusement, ce fut pire pour lui. Le voyage l’a épuisé encore un peu plus.

—Vous avez beaucoup de courage. Vous venez de si loin pour vous occuper de votre frère.

—Que voulez-vous, je n’ai que lui, répond-t-elle sans réfléchir.

Elle se mord légèrement la lèvre, baisse la tête. Pour se donner une contenance, elle fait mine de feuilleter la bible posée sur ses genoux, avant d’ajouter, comme si elle devait se justifier :

—Nous avons un frère ainé, mais depuis qu’il s’est marié contre la volonté de Maman, nous ne le voyons plus. Ils étaient pourtant très proches, Arthur et lui quand ils étaient jeunes. Pardonnez-moi de vous ennuyer avec ces histoires de famille.

Louis sourit. Il remarque les traits tirés de la jeune femme et les cernes qui forment des poches sous ses yeux bleus-gris. Elle parait sans âge, fatiguée. Il a l’impression qu’elle le regarde sans le voir. Il imagine ce frère inconnu qui ressemblerait à cet homme irascible qu’il a croisé plusieurs fois. Les doigts d’Isabelle grattent nerveusement le livre qu’elle tient dans ses mains. Elle finit par rompre le silence et demande :

—L’abbé Pujol est de votre famille ?

—Mon frère.

—Ah, comme vous avez de la chance, c’est un saint homme.

Louis hausse les épaules et lève la tête vers les feuilles jaune-orangé du platane qui leur fait ombrage. Gêné, il cherche une excuse pour partir, une formule de politesse, mais ne trouve rien. Son frère est la dernière chose à laquelle il veut penser. Il sent sa mâchoire se contracter nerveusement et se passe la main sur le menton dans un tic nerveux. Enfin, il pense à Layla.

—Mon épouse a une sœur. Elles s’écrivent régulièrement, lui confie-t-il en poussant du pied les feuilles mortes.

—Elle doit beaucoup lui manquer,répond Isabelle avant de se lever tout d’un coup.

—Excusez-moi, si Arthur se réveille et que je ne suis pas là, il va se mettre à pleurer. Il est ainsi, toute la journée à se plaindre.

Elle retourne vers le pavillon d’un pas rapide. Louis souffle en regardant Isabelle s’éloigner. En ouvrant la porte, elle lui lance un dernier signe de tête avant de disparaitredans la galerie.

Louis retourne lui aussi vers la chambre. Une cloche sonne au loin. Le ciel s’assombrit. Il frappe doucement à la porte avant d’entrer. Au même moment, l’infirmière arrive, poussant le chariot des plateaux repas. Elle s’arrête devant la porte et prend un plateau qu’elle dépose rapidement sur la chaise.

—Je vous apporte une bonne soupe de légumes et un morceau de pain. Il faut manger un peu pour reprendre des forces. Vous voulez que je relève l’oreiller ?

Les yeux fermés, Yona ne répond pas. L’infirmière replace le drap sur la malade d’un geste rapide. Puis, se dirigeant à Louis,

—Je vous laisse. Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas à appeler.

Louis acquiesce, la remercie et elle repart en fermant doucement la porte derrière elle. Ses visites s’enchaînent, il l’entend frapper à la porte voisine, le bruit de voix confus et il l’imagine, comme une automate, effectuer les mêmes gestes, sans vraiment se soucier des réponses.

À cinq heures et demie, il fait presque noir. Louis allume la bougie et ferme les rideaux. Les traits de Yona paraissent encore plus blafards sous la lumière vacillante. Il lui embrasse doucement le front pour la réveiller tout à fait et sent qu’elle est brûlante. D’un geste tendre, il l’aide à se relever un peu en pliant l’oreiller derrière son dos. Assis sur le rebord du lit il lui tend une cuillérée de soupe. Machinalement, il souffle sur la cuillère, comme il faisait parfois avec les enfants quand ils étaient petits, mais le liquide est à peine tiède. Yona en avale péniblement deux cuillérées puis fait la grimace. Louis pose le bol sur la table de chevet, attend quelques instants, cherche les mots pour lui dire qu’il est temps de partir. Tous les soirs elle lui fait ses adieux et lui donne des recommandations.

—Il fait froid ici. Tu as bien dit à Daniel qu’il doit mettre son chandail ? Il est toujours débraillé, je ne veux pas qu’il attrape froid.

Louis la fixe un instant, choqué. Yona parle de leur fils disparu comme s’il était encore là. Il hésite, ne sait pas s’il doit la rappeler à la réalité, mais préfère se taire. Il ne veut pas lui en tenir rigueur. Est-ce la fièvre ou le fait elle exprès ?

—Si tu ne veux pas manger, je te laisse… Il ne finit pas sa phrase.

Tout de suite il regrette la maladresse de ses mots. Il a l’impression de la gronder comme s’il était son père.

—Ne me laisse pas.

Yona s’agite, repousse les draps, tente de se lever mais n’y parvient pas. Tous les soirs il doit la calmer. Il invente des nouvelles de leur fille. Elisabeth va bien. Elle s’amuse beaucoup chez ses grands-parents et aime sa nouvelle école. Oui, elle s’est fait des amies. Parfois, il lit des lettres qu’elle aurait écrites à sa mère. Il omet sciemment de mentionner Daniel. Inventer des histoires sur son fils serait au-dessus de ses forces. Finalement, il se décide à partir.

—Je reviens demain, il faut te reposer.

—Ce n’est plus la peine, tu sais que je ne sortirai jamais d’ici.

Il quitte l’hôpital tout défait, s’en veut de raconter des histoires à sa femme. Il ignore si leur fille va bien, mais il est certain qu’elle se sent seule. On ne se fait pas des amis facilement dans ces petits villages. Louis avait tout imaginé avant de partir mais pas que sa fille serait une étrangère.

Eugénie, sa logeuse reconnaît les pas dans l’escalier. Elle a l’habitude à présent et connait ses horaires. Le diner est prêt. Elle retire son tablier, se regarde hâtivement dans la glace et se pince les joues pour leur donner un peu de couleur. Postée devant la porte, elle attend. Louis ne tarde pas à redescendre. D’un geste, elle l’invite à entrer. Ils s’installent à table. Elle n’essaie plus de faire la conversation. Quand elle le voit baisser les yeux tristement, elle pose une main sur la siennepour le consoler, puis se rétracte, retire sa main furtivement, s’essuie le coin de la bouche avec sa serviette avant de lui servir un verre de vin. Ce silence lourd la gêne.Eugénie voudrait parler de choses légères, lui retirer ce pli constant qui creuse son front. Elle comprend ce qu’il ressent et se souvient du moment où elle a perdu son époux. Avec le temps, elle a arrêté de compter les jours, oublié peu à peu jusqu’aux traits de son visage. Elle tourne la tête, et boit une gorgée de vin. Ses joues s’empourprent. Louis sourit et ses yeux bleus brillent à nouveau. La tête penchée sur le côté, il l’observe. Eugénie sent son regard qui s’attarde sur elle. Elle essaie de parler, balbutie quelque chose d’incompréhensible, se ravise.

—Vous avez des nouvelles de monsieur Rimbaud ? demande-t-elle, soudain heureuse d’avoir trouvé un sujet auquel se raccrocher.

Elle hoche la tête sans parvenir à écouter la réponse. D’ailleurs, cela ne l’intéresse pas vraiment. Elle ne connaît pas cet homme et se souvient seulement que Louis lui en avait parlé. Un malade dans une chambre voisine à l’hôpital. Elle a retenu le nom car une jeune femme du même nom avait logé chez elle au mois de juin. Une femme austère qui était venue, accompagnée de sa mère pour s’occuper de son frère malade de retour d’un long voyage. La mère était tout de suite repartie. La jeune femme s’était montrée très discrète. Elles s’étaient à peine parlé. Puis elle était retournée chez elle, quelque part dans le nord. Tout de suite, Eugénie avait fait le rapprochement et s’était demandée si s’était bien la même femme qui était revenue avec son frère, aussi malade qu’avant. À l’idée qu’ils puissent croiser les mêmes personnes, le monde lui parait soudain moins grand. Eugénie se sent plus à l’aise en parlant d’un inconnu et n’ose pas questionner Louis sur l’état de santé son épouse. Un regard suffit pour comprendre qu’elle ne va pas mieux. Mais elle a beau réfléchir elle ne se souvient pas non plus quel mal dont elle souffre tant.

Louis ne veut pas raconter pas sa journée passée à servir de garde-malade. Il voudrait pouvoir penser à autre chose. Pour la première fois, il remarque les tâches de rousseurs d’Eugénie, qui disparaissent presque quand elle rougit. Elle est encore jeune. Pourquoi elle n’a pas pensé à refaire sa vie ?A-t-elle a eu des liaisons ?Des questions indiscrètes lui trottent dans la tête et il ne se rend pas compte qu’il la fixe sans parler.Troublée, Eugénie pousse du bout de sa fourchetteun morceau de pomme de terre,et n’arrive plus à avaler. Puis elle lève les yeux et plante son regard dans celui de Louis. Il finit par détourner les yeux en premier, appuie le menton sur sa main pour réprimer un sourire. Finalement, ils parlent de Marseille, de combien il a trouvé la ville changée, de ce qui lui avait manqué tout ce temps.

—Les librairies, surtout. Il y en avait bien une en ville, mais c’était difficile d’obtenir des nouveautés. Le journal aussi. Nous recevions les nouvelles de la métropole avec toujours une semaine de retard.

—Je peux vous prêter des livres, si vous voulez. Vous pourrez faire la lecture à votre épouse.

Sans plus attendre, elle lui montre sa petite bibliothèque et lui choisit quelques livres. Ils parlent de Maupassant, du dernier roman de Stendhal, de la nouvelle pièce de Claudel. Quand il la quitte enfin pour retourner à sa chambre, elle lui tend la main qu’il garde un peu trop longtemps dans la sienne. Cette nuit-là, il ne trouve pas le sommeil. Il ne cesse de penser à Eugénie.

Le lendemain, Louis retourne tard à l’hôpital. Il arrive dans la chambre au moment où le chef de service, vêtu de son sarrau gris, quitte la malade.

—J’ai laissé une dose de morphine sur la table. Si vous sentez qu’elle souffre beaucoup vous pouvez la lui donner.

—Comment a-t-elle passé la nuit ? demande Louis, inquiet.

—Elle a eu une poussée de fièvre et était très agitée.

Louis remercie le médecin et entre dans la chambre. Yona lui tend une main frêle mais, à bout de forces, son bras retombe. Penché au-dessus de sa femme, il l’écoute chuchoter. Elle demande à écrire une lettre à sa sœur. Cherchant un feuillet blanc, il retire doucement la pochette en marocain rouge dissimulée sous l’oreiller. Toutes les lettres à Layla sont là, intactes. Des feuilles remplies jusqu’à la marge de la même écriture serrée. Elles commencent toutes de la même façon. Ma chère Layla. Louis tourne les pages frénétiquement, regarde les dates. Des années de lettres. Aucune n’a été envoyée. À moins qu’elle ne les ait toutes recopiées. Il lance à Yona un regarde interrogateur. D’un coup, Louis revoit le facteur monter cahin-caha la côte. Il s’arrêtait rarement chez eux. Le nez déjà rouge, il fouillait sa sacoche à la recherche du courrier. Yona sortait précipitamment l’accueillir, l’invitait à boire un verre.

—Je ne dois pas m’arrêter, vous savez, répétait-il en attachant sa vieille mule au tronc d’un arbre.

—Un tout petit, pour la route. C’est la fin de ma tournée, après tout, ajoutait-il le regard déjà un peu vitreux.

Le facteur partageait avec entrain tous les potins du quartier avant de repartir d’un pas chancelant. Louis réalise enfin qu’il n’a jamais vu la moindre lettre de Layla. Dans la pile de papiers qu’il tient entre ses mains, il ne trouve aucune réponse. Souvent, le soir à table, Yona donnait des nouvelles de sa sœur, partageait ses soucis, expliquait qu’elles ne se voyaient pas à cause de la distance, du manque d’infrastructure. Eux non plus n’ont jamais proposé de lui rendre visite. Le voyage était toujours trop loin, trop fatigant, ils manquaient de temps, d’argent. Bien qu’il ne l’ait jamais rencontrée, sa belle-sœur  lui était familière. Jamais il n’aurait imaginé questionner son existence.

— Layla ? demande-t-il

D’une voix chevrotante Yona commence,

— Chère Layla…bientôt…te retrouver…quelle heure… ?

Louis note les bribes de phrases sans en saisir complètement le sens. Les mots s’espacent. Il n’entend plus. La voix se fait plus faible, il se penche en avant, rapproche sa chaise qui grince sur le carrelage et renverse l’encrier laissé au sol.

Isabelle, assise bien droite sur le dossier de sa chaise, griffonne rapidement sur une feuille qu’elle a tiré des affaires d’Arthur. Il veut envoyer une lettre au directeur de la compagnie maritime. Au-dessous d’un inventaire de défenses d’éléphant, elle note les mots que son frère lui dicte avec difficulté, d’une voix blanche.

—Je suis complètement paralysé…

Elle s’approche pour entendre.

…donc je désir me trouver de bonne heure à bord…

Isabelle jette un regard étonné à son frère.

Dites-moi à quelle heure…

La voix se fait plus pressante,

…je dois être transporté à bord…

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