Kafka et la poupée de soie (pour enfants de 8 à 12 ans)

Franz Kafka venait faire sa promenade tous les jours au parc de l’île de Kampa, sous le pont Charles, à l’heure où les lavandières battaient leur linge dans le ruisseau Certovka. Pour se resourcer, rêver, bercé par le ronron du moulin et le froufrou du linge savonné. Un petit moment de trêve à l’écart du tumulte de Prague, où il contemplait les feuilles des chênes, les yeux rivés sur les arbres. Certains passants se demandaient même s’il n’était pas fou.

« Qu’est-ce qu’il a ce Monsieur Kafka, à compter les feuilles des arbres ? Combien poussent au printemps et combien tombent en automne ? Va-t-il nous écrire une autre histoire terrible ?»

Ainsi riaient-ils derrière son dos, mais Kafka n’écoutait pas.

Un jour, des pleurs le tirèrent de sa rêverie. Il s’approcha et vit une petite fille inconsolable. Sa mère tournait en rond comme une girouette, levant les bras au ciel.

Kafka s’agenouilla aux pieds de l’enfant et lui demanda :

-Qu’as-tu donc à pleurer ainsi ?

-J’ai perdu ma poupée, répondit-elle dans un sanglot.

Une grosse bulle vint éclater sur son nez. Kafka sortit un mouchoir de sa poche et essuya le museau de la petite.

-Ne serait-ce pas une jolie poupée de soie ?

-De chiffon.

-Elle m’a dit qu’elle était en soie, réfléchit Kafka. Ne serait-elle pas prétentieuse ? Tu as dû trop lui répéter qu’elle était belle.

Les yeux de la petite fille s’éclairèrent.

-Oui, c’est elle, c’est Marketa, c’est la plus jolie poupée du monde, c’est la mienne ! s’écria-t-elle.

-Marketa…oui, alors toi, tu dois être…Kafka hésita, se frotta le menton.

-Zdenka ? demanda la petite-fille.

-Mais oui, Zdenka, c’est ça ! J’ai vu ta poupée. Elle n’est pas perdue, elle est partie en voyage. Elle voulait voir le monde et elle m’a laissé une lettre pour toi.

-Pour moi ?

-Oui, elle m’a dit : « quand tu verras Zdenka, donne-lui cette lettre de ma part. Je ne veux pas qu’elle soit triste et me croie perdue. Malheureusement, j’ai laissé la lettre dans la poche de mon autre veste. Demain, si tu viens ici avec ta maman, je te l’apporterai.

-Promis ?

-Promis.

Zdenka sourit et partit le cœur léger prévenir sa mère qui lança un regard interrogateur à Kafka. Ce dernier lui fit un clin d’œil et la femme acquiesça. Après tout, ce Monsieur Kafka était aussi connu dans le quartier pour ses extravagances que pour sa gentillesse.

Le lendemain, à l’heure convenue, Kafka retrouva Zdenka. Il lui tendit une enveloppe qu’elle décacheta.

-Elle n’a pas une jolie écriture, dit la petite, en dépliant bien la feuille entre ses mains.

-C’est une poupée, elle n’est pas allée à l’école, répondit Kafka un peu vexé.

Zdenka demanda à sa maman de l’aider à déchiffrer les mots.

« Chère Zdenka,

J’espère que cette lettre te trouvera en bonne santé. Ne sois pas triste pour moi. Ce n’est pas que je m’ennuyais à tes côtés, bien au contraire, et tu vas terriblement me manquer. Cependant, je voulais avoir, moi aussi, quelque chose à t’offrir. J’ai profité d’un doux zéphyr pour quitter Prague et je me suis envolée pour Vienne. Invitée au palais de Schönbrunn pour un grand bal, on m’a revêtue d’une robe somptueuse et j’ai valsé avec un jeune prince triste et pâle. Je lui ai insufflé un peu de ta joie de vivre et ses joues ont repris des couleurs…

Je te donnerai plus de nouvelles la semaine prochaine par l’intermédiaire de mon ami Franz. »

Zdenka leva les yeux vers Kafka.

-Elle est à Vienne !

C’est ainsi que toutes les semaines, Zdenka retrouvait Kafka, déchiffrait la lettre qu’il lui apportait et rentrait chez elle tracer le voyage de Marketa la poupée de soie, dans son atlas.

Après les valses de Vienne, Marketa profita d’une bourrasque pour se relaxer et admirer l’architecture néo-baroque des bains Széchenyi à Budapest. De là, elle s’envola vers Venise sur un vent contraire et assista au carnaval. Déguisée en Colombine, elle dansa toute la nuit avec Arlequin. Une brise légère la transporta à Rome où, horrifiée, elle assista à un combat de gladiateurs dans le Colisée. Alors, un vol d’oies sauvages l’emporta à Athènes. Elle fit le tour de l’Acropole et resta stoïque quand elle fut invitée à un festin au jardin d’Epicure.  Un nuage pluvieux déposa ensuite la poupée sur le Bosphore à la fin de l’Empire byzantin et elle contempla l’Occident qu’elle laissait derrière elle, prête à partir à la découverte de l’Orient.

Zdenka voyageait. Depuis son petit banc, bercée par la rivière Vltava et le ruisseau Certovka, elle découvrait, émerveillée, des lieux magiques. Sa mère, reconnaissante mais inquiète, voyait bien, les yeux fatigués de Kafka, sa toux profonde et constante, et se demandait combien de temps cela pouvait encore durer. Pour le remercier, elle lui offrait des biscuits qu’elle confectionnait avec sa fille, enveloppés dans de jolis mouchoirs.

Un jour, bien fatigué, Kafka donna à Zdenka un cahier, sur lequel était inscrit « La vérité sur Sancho Panza »

-C’est lui qui a soufflé toutes ses histoires à Don Quichotte, expliqua-t-il à Zdenka. Le vrai héro reste dans l’ombre. A toi maintenant d’écouter et de noter les histoires que Marketa, la jolie poupée de soie veut te conter et tu garderas tout dans ce cahier.

Ce fut la dernière fois que Zdenka vit Franz Kafka. Elle continua à s’installer tous les jours sur le banc au bord du ruisseau Certovka. Emmitouflée dans un grand châle en hiver, ou vêtue d’une robe légère en été, elle écoutait, emportée par le vent, la voix de sa poupée qui poursuivait sa route et lui murmurait ses voyages extraordinaires.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut