Le Péril Rock

-Pierre, le concert va commencer, grouille-toi !

Pierre grogne en refermant son paquet de tabac.

-Tu fumeras plus tard, prends ta bière et viens !

Comme si on ne pouvait pas assister à un concert depuis le bar. C’est du rock, pas une comédie musicale. La musique s’écoute, ne se regarde pas. Mais non, Léa veut toujours être tout devant, là où la foule se bouscule et transpire. Elle veut pouvoir voir le chanteur baver et dégouliner de sueur. Pierre, lui, ça le répugne. Il préfère écouter à distance, les yeux fermés. C’est sa façon à lui d’apprécier la musique. Pas besoin de sauter en l’air, collé à des inconnus.

-Allez ! Je veux voir Slash de près et attraper la chemise d’Axl s’il la lance dans la foule.

-Mais ils sont vieux et gros maintenant. Dieu merci, Kurt Cobain est mort. Ça m’évite au moins ça…

-Qu’est-ce que tu dis ? Interdiction de critiquer des légendes !

J’en ai marre de ses goûts de chiotte ! Toujours des concerts de rock dans la fosse ! rumine Pierre.

Si seulement après il était certain de la ramener chez lui, mais même pas. Elle sort la micro-jupe pour le concert et fantasme sur Slash et Axl Rose, mais pour lui, c’est cols roulés et la ceinture de chasteté.

Pierre attrape son gobelet au vol, tandis que Léa l’entraîne vers la scène. Pas question de gaspiller une bonne bière. Il n’aurait jamais dû accepter de l’accompagner à ce concert débile. Un groupe qui n’a rien composé de nouveau depuis plus de vingt-cinq ans !

Au moins, on ne peut pas marcher vite en se frayant un chemin dans cette foule compacte. 

Le riff de « Pretty Tied Up » commence. Slash a déjà pris la pose, les jambes bien écartées. Léa se met à crier comme une folle et tout le public trépigne de joie. Pierre ne comprend pas ce qui les excite tous. La proximité et l’odeur des fans en sueur commence à le déranger. Il a déjà du mal à respirer. Il avale sa pinte d’une traite et se dit que peut-être s’il s’habillait en cuir et se montrait violent avec Léa, elle aimerait ça.

La pose suggestive du guitariste lui rappelle qu’il a bu énormément et qu’il n’a pas eu le temps d’aller aux toilettes. Il ne va pas tenir deux heures comme ça.

C’est alors qu’il voit au loin le néon rouge qui indique les WC. Si seulement Léa pouvait se sentir mal et lui demander de s’en aller. Il serait alors un héros, il la sortirait de là en lui disant quel dommage de rater un si beau concert. Elle se sentirait coupable et s’offrirait à lui pour se faire pardonner. Mais, elle est déjà hypnotisée et danse, collée serrée à un type en perruque rousse et bandana.

-Ça t’a plus ?

– Super !

-Alors, le mois prochain, je t’emmène au Hellfest !

Ah non ! Là ce serait le festival de trop. Trois jours de AC-DC, Scorpions et Kiss. Des papys suivis de leur horde de chevelus excités et ce bruit qui casse les oreilles. C’est toujours Léa qui choisit les sorties. Jamais elle ne lui demande ce qu’il aimerait faire. Pierre n’en peut plus. La foule l’incommode et il ne sait pas danser. Il aime la musique classique, l’opéra. Et s’il lui faisait un crochepied, là au beau milieu de la foule ? Elle tomberait, se ferait piétiner par tous ces balourds imbibés et il pourrait partir tranquillement. Il ferait semblant de l’avoir perdue.

Il fouille ses poches pour chercher son briquet mais dans leur précipitation, il l’a laissé sur le comptoir.

Il crie son désarroi à l’oreille de Léa.

-Tu ne vas pas me laisser toute seule, on va jamais se retrouver dans cette foule !

Elle continue à se trémousser. Quelle casse-pieds. Si avec tout ça, il n’arrive toujours pas à la mettre dans son lit, il la jette, s’assure-t-il. Mais en attendant, Pierre ne tient plus en place et la vue de l’entrejambe de Slash, si près, n’arrange pas les choses. Il s’éponge le front. Il transpire aussi maintenant. Il aurait dû garder un fond de bière et la renverser sur la jupe de Léa. Il s’excuserait, elle serait gênée et ils quitteraient la fosse. Il regarde par terre. De la terre battue. Peut-être que s’il faisait là, sur place, discrètement, la terre absorberait tout. Mais oui, c’est ça ! Ni vu ni connu ! Toutes les têtes sont tournées vers la scène. Personne ne fait attention à lui. La foule est immense. Quoi qu’il fasse, il n’aura jamais le temps de se frayer un chemin pour sortir de là et aller aux toilettes.

D’une main fébrile, il ouvre sa braguette et pousse un soupir de soulagement.

Enfin, il commence à se relaxer, il est même prêt à essayer d’apprécier ce bruit. Il n’a pas fini que la mélodie de « Don’t Cry » commence. Léa, grisée, se tourne vers lui pour l’embrasser et sent un liquide chaud qui lui éclabousse les jambes. Pierre voit d’abord l’incompréhension dans son regard puis le dégout. Il l’entend crier, quand le poing du type à la perruque rousse s’écrase sur son nez.

-Dégueulasse !

A cet instant, ce n’est pas la chemise du chanteur mais une guitare électrique qui vole au-dessus de lui et le frappe en plein front.

La musique s’arrête au moment où il s’écroule au sol, le pantalon défait, la tête dans une flaque tiède.

 

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