Le porte-bonheur

Quand Aldo put enfin s’acheter un boxer et s’émanciper du joug maternel, il se sentit l’âme d’un Casanova. L’allure désinvolte, les yeux d’un bleu cruel, la bouche charnue, à dix-sept ans, Aldo écumait les bars et les filles, sûr de son sex-appeal grâce à son boxer porte-bonheur. Sa sainte mère ne comprenait pas  cette envie de porter des sous-vêtements sexy puisque le propre d’un sous-vêtement était d’être caché.

Aldo haussait les épaules et se demandait ce que pouvaient bien faire ses parents la nuit. Sa naissance était-elle due à un miracle ? Jésus des temps modernes, il  préférait multiplier les conquêtes plutôt que les pains. C’est ainsi que tous les vendredis soir, ses beaux bijoux de familles bien enveloppés dans un boxer de coton bio à motif olé-olé, un taureau montrant les cornes et prêt à attaquer, Aldo sortait de chez lui, paré pour la chasse.

Il tenait ses quartiers au Rat Mort à Pigalle. Le buste en avant, il poussait la porte du bar tel un cowboy entrant au saloon, commandait une pinte. Brune, blonde ou rousse, peu lui importait…La première gorgée avalée, il scrutait ensuite les alentours à la recherche de sa proie. Gare à celle qui regardait dans sa direction, les tétons gonflés. C’était dans la poche. Ou plutôt, dans la culotte, qu’Aldo se promettait d’ôter avant la fin de la soirée.

Il accumulait les nuits d’amour éphémères, passées dans les bras de filles dont il ne se souvenait ensuite ni du nom ni du visage, les quittant sitôt le plaisir consommé, se rhabillant à la hâte pour sortir sur la pointe des pieds.

« Je t’aime, on s’appelle !

-Attends, je n’ai pas ton zéro…»

La porte se refermait avant même que la belle eût pu finir sa phrase.

Le besoin était assouvi, l’objet ne valait guère la peine qu’on s’y attardât.

Aldo redoutait ces matins dans les bras d’une fille quelconque, mal coiffée et la mine défaite. Ils n’avaient rien à se dire. Elle baissait les yeux, gênée, inquiète. Quelle cruche, il la prenait sûrement pour une fille facile, mais après trois margaritas, comment résister ? Lui était fasciné par la transformation des femmes. Princesses la nuit, la lumière du jour les changeait en sorcières.

C’est en sortant du Rat Mort qu’Aldo retrouva Stéphanie, la seule qui continuait, malgré ses instances, à lui résister. Un nez mutin, des jambes interminables, des courbes dignes d’une guitare espagnole et un regard sombre qui semblait toujours le fuir. Peine perdue ! Plus Stéphanie se montrait indifférente, plus Aldo la désirait. Il déploya toutes les stratégies possibles, commençant par des tentatives d’approches discrètes et allant jusqu´à se lier d’amitié avec ses copines. Lui qui ne croyait pas à l’amitié entre deux personnes de sexe opposé. Il rongeait son frein dans des soirées mondaines abrutissantes. La récompense vint finalement, quand Stéphanie lui accorda un premier baiser, le frôlant légèrement du bout des lèvres avant de disparaitre. Aldo dut calmer ses ardeurs seul dans sa chambre avec Paume et ses cinq sœurs. Pas question pour lui d’abandonner sa quête du graal.

Un jour pourtant, alors qu’il la racompagnait chez elle, il tenta de l’embrasser devant la porte cochère.  Tentant de fuir son étreinte, Stéphanie lui lança :

«Tout doux beau brun, je ne veux pas qu’on croie que ce n’est pas pour les bonnes raisons…

-Mais bien sûr, répondit-il, sans comprendre et en lui prenant la main.»

Tout d’un coup, remarquant son lacet défait, Aldo posa un genou à terre devant Stéphanie. Celle-ci, tenant serré les doigts du jeune homme cria en rougissant :

« Oui, oh oui ! »

Aldo perplexe,  délia les doigts de la belle pour attacher son soulier, quand le père de Stéphanie apparut au coin de la rue, alerté par la voix de sa fille.

« Oh Papa, s’écria-t-elle en se jetant dans ses bras, Aldo vient de me demander en mariage.

-Entrez, les tourtereaux, il faut fêter ça», répondit l’homme, en tapant amicalement Aldo qui ne comprenait rien.

C’est ainsi que Stéphanie fut la seule  qui parvint à calmer les ardeurs d’Aldo. Elle l’emprisonna dans ses filets et quelques années plus tard, devenu le père de marmots insupportables, Aldo, les traits tirés, l’air vieilli, amaigri, perdit tout son charme passé.

Il continua de temps en temps à sortir seul mais abandonna vite l’idée car Stéphanie, acerbe, devenue énorme suite aux grossesses successives, l’attendait toujours sur le pas de la porte.

« C’est à cette heure-ci que tu rentres ? Où étais-tu ? Avec qui ?»

Aldo baissait la tête en soupirant. Il regrettait sa jeunesse perdue, sa liberté et, regardant la bague autour de son doigt, ne comprenait pas comment il s’était fait avoir à ce point. Un tout petit symbole que les femmes aiment tant mais qui pour les hommes est aussi lourd à porter qu’une chaîne et un boulet.

Les années passaient, insipides. Aldo se mit, lui aussi, à se laisser aller et à prendre du ventre, comme Stéphanie. Elle promenait sa progéniture en rang d’oignon, fière de sa réussite. Aldo, en costume cravate, se rendait, triste et résigné, tous les matins aux bureaux de la banque où il travaillait, juste en face du Rat Mort où il ne mettait plus les pieds. Finies les soirées arrosées, il rentrait le soir épuisé, dénouait sa cravate et s’affalait sur le canapé du salon, le regard vide. La grosse Stéphanie s’affairait autour de lui. Garder les apparences d’une vie de famille parfaite était tout ce qui comptait. Elle avait épousé un banquier et portait fièrement à son doigt le symbole de sa réussite.

Tous les vendredis soir, elle lui servait un doigt de cognac puis passait un coup de chiffon sur le marbre de la table basse, pour ne pas laisser d’auréole. Aldo tournait la tête, refusant de voir les petits taureaux prêts à la charge, sur le bout de tissus délavé entre les mains castratrices de Stéphanie.

Réécriture de la consigne 8, Un mâle pour un bien

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