Les fleuves impassibles

Aujourd’hui, c’est la rentrée. Comme chaque année, je sens l’angoisse monter, j’ai du mal à respirer. Impossible d’avaler mon petit déjeuner malgré les insistances de ma mère.

-Je ne peux pas y aller.

-Tu as passé l’âge de nous faire tes crises, tu as 16 ans maintenant.

-J´ai pas dit que je ne voulais pas. J’ai dit que je ne pouvais pas.

Je tremble. Je déteste l’école, je n’ai jamais compris à quoi ça servait et en plus je n’ai pas d’amis. Cette année j’entre dans un nouveau lycée, je vais devoir prendre le métro et rester déjeuner là-bas. Je n’ai encore jamais fait ça. Jusqu’à l’année dernière, l’école était à deux pas et je rentrais tous les midis. J’évitais la cantine pour qu’on ne remarque pas ma solitude. Dans la cour je me tenais derrière un groupe pour faire semblant de participer à leurs conversations, je me promenais en rêvassant ou je prenais un livre, feignant d’être studieuse, comme en classe. J’esquivais les autres, discrètement. En troisième, j’en ai eu assez et j’ai commencé à sécher les cours. D’abord un, puis deux, puis je finis par faire semblant d’y aller. J’avais l’impression de disparaitre, de ne plus exister. Je me sentais légère, insignifiante. Personne ne semblait remarquer mon absence…jusqu’au jour où je fus renvoyée.

Mon père accepte exceptionnellement de me conduire en voiture avant d’aller au travail.

Je suffoque. Impassible, ma mère fouille un peu dans la cuisine et me tend un sachet en papier. Je mets le nez dedans pour calmer ma respiration. Encore une crise de spasmophilie. Peut-être vont-ils me laisser tranquille. Mais non, ma mère me soulève par le bras et me secoue. Il faut y aller. Je suis en retard, dès le premier jour. Je sens des fourmillements dans les jambes, comme si elles aussi voulaient prendre la fuite. En chemin, mon père doit arrêter la voiture deux fois pour me laisser vomir dans le bas-côté. Voilà ce que c’est de m’obliger à prendre un petit déjeuner. Malgré ça, ils n’ont aucune pitié de moi et on continue la route. Arrivés à devant le lycée, je supplie, la voix étranglée.

-J’ai une heure de retard, qu’est-ce que je vais dire ?

Ils m’accompagnent et nous nous retrouvons tous les trois dans le bureau du directeur. Je baisse la tête et ne dis même pas bonjour.

Mes parents s’assoient et se mettent à déballer ma vie, comme d’habitude. Pas d’amis, crises de panique, phobie scolaire, phobie sociale, qu’est-ce qu’on a fait pour mériter ça, tout y passe. Il va me prendre pour une folle. Maintenant je ne pourrais plus être une autre, ici aussi, ils vont tous m’appeler « la folle de Chaillot ». Je regarde mes mains et je compte : Inspire, un, deux.  Comme je descendais des fleuves impassibles, expire, trois quatre…

Le directeur me parle mais je n’entends pas. Je me concentre sur ma respiration. D’un coup ils se lèvent tous, mes parents sortent. Je suis toujours assise. Le directeur se tient debout près de la porte et attend. Je hoche imperceptiblement la tête et il me dit :

-Ta classe est au fond du couloir, je t’accompagne.

Je ne réponds pas. Il n’est pas pressé. Il me laisse le temps d’essayer de prendre des forces. Je me perds dans la contemplation de mes ongles rongés…un noyé pensif parfois descend

-Annie, tu viens ? finit-il par insister.  

– Ne t’inquiète pas, ça va bien se passer. Ici, tout le monde s’entend bien. On se tutoie tous. Tu peux m’appeler Guillaume. Vous êtes en cours de maths en ce moment, avec Virginie.  Ce sera aussi ta prof principale.

Je me lève avec difficulté et le suis, en silence et en traînant des pieds. J’ai vu le soleil bas, tâché d’horreurs mystiques. Il s’arrête et frappe à une porte. D’un bond, je me colle le long du mur. Qu’est-ce qui m’a pris ?  Je reste immobile. Ma vue se trouble. Virginie sort de la classe, et vient vers moi. Elle est calme, souriante. J’ai la tête qui tourne.

-Viens, personne ne t’a vu.

 Au moment où elle me touche, je lui mords le bras, comme ça, sans raison. C’est plus fort que moi. Guillaume m’attrape, je pousse un cri et lui enfonce un coup de coude dans l’estomac avant de m’échapper en courant. J’entends des voix, des surveillants apparaissent de tous côtés mais je continue à courir. Le portail est fermé, je grimpe par-dessus, mon jean se déchire sur le grillage. Il faut que je parte, je ne peux pas rester ici, c’est impossible. J’ai envie d’hurler mais j’arrive à peine à respirer. Je pleure. Je dévale l’escalier du métro et là devant l’entrée, je tombe assise contre un mur, la tête appuyée sur mes jambes repliées. Je m’aperçois que je n’ai pas pris mon sac. Je n’ai pas d’argent, pas de ticket de métro, rien. Qu’est-ce que je vais dire aux parents ? J’ai l’impression que mon cœur va exploser tellement il bat vite. J’essaie de déglutir. Je ne pourrais plus retourner au lycée. Mon rimmel a coulé, je dois faire peur. Ça ne fait rien, ici le flot des gens passe sans se voir. J’essaie de voir mon reflet dans une glace. Mais au lieu de moi-même, je me trouve nez à nez avec un portrait de Rimbaud, habillé en vagabond. C’est bientôt le centenaire de sa mort. J’ai l’impression que c’est moi qu’il regarde, il me parle. Je lui souris. Finalement ça va aller, je ne suis plus seule.

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