Marseille

L’entrée de l’hôpital de la Conception, rue Saint Pierre donne sur une grande cour bordée de platanes par laquelle on accède aux différents pavillons. Tout au bout se trouve la chapelle. Les bâtiments sont reliés par de petites cours intérieures. Le pavillon des femmes est réservé aux accouchements. À l’écart de tous, au deuxième étage, se trouve la chambre des vénériennes qui compte trente lits dans une même salle vétuste. Internées pour la plupart de force, ces femmes ont l’interdiction de côtoyer les autres patients. L’hôpital est connu pour traiter les maladies honteuses. Ces patientes, dont la réputation n’est plus à faire, sont souvent sujets de moqueries et de blagues salaces. Louis imagine la tête de sa mère si Yona devait partager la chambre avec une de ces filles soumises et réprime un sourire.

Pour dix francs par jour, Yona a droit à une chambre exigüe au pavillon que l’on appelle encore le pavillon des officiers. Les repas sont compris, servis deux fois par jour, à dix heures et à dix-sept heures. Le menu reste frugal, une soupe, une ration de pain et parfois de la viande, selon l’état de santé et les moyens du malade. Louis acquiesce à toutes les explications que la religieuse de l’accueil lui présente d’un ton monocorde. Elle lève sans arrêt le menton en lui parlant pour voir par-dessus sa cornette qui retombe sur ses yeux. Deux infirmières arrivent pour emmener vers sa chambre une Yona à bout de forces. Elles la prennent chacune sous un bras, sans cesser de lui parler, comme si les mots pouvaient la soutenir. Louis les suit en regardant la silhouette frêle de sa femme. Elle a maigri et semble toute petite entre ces deux femmes fortes qui l’entrainent. Perdu dans ses pensées, il ne remarque pas la religieuse qui lui barre la route.

« Monsieur, les visites ont lieu tous les jours entre midi et quatorze heures. Les patients payants ont la permission de recevoir de la nourriture de l’extérieur. Une note de frais vous sera donnée en fin de semaine. Vous pouvez partir tranquille nous nous occuperons de votre épouse.

‒ Un instant, ma sœur, je l’accompagne. Je vais déposer ses affaires dans sa chambre, ce ne sera pas long.

Louis montre le sac et reprend sa marche.

La religieuse toussote et d’une voix ferme, sans hausser le ton :

‒ Je suis désolée, monsieur, l’heure des visites est passée. Je me charge d’apporter à madame Pujol son sac de nuit. Vous pouvez lui rendre visite demain à partir de midi.

Elle tend le bras, lui tire le sac des mains et d’un signe de tête, montre la sortie.

‒ Bonne journée, monsieur. Elle se retourne vivement et le bas de son habit époussette le carrelage.

‒ Attendez ! Je n’ai pas dit au revoir à ma femme.

‒ Vous aurez tout le loisir de lui parler demain. À partir de midi. Bonne journée, monsieur.

‒ Vous ne comprenez pas, ma sœur. Elle ne vient pas d’ici. Elle va s’inquiéter si elle se retrouve seule.

‒ Monsieur, vous êtes dans un hôpital, pas un hôtel.

La religieuse pose une main ferme sur son épaule et l’accompagne vers la porte.

‒ Je suis…

‒ À demain monsieur Pujol, coupe-t-elle sèchement.

Hébété, Louis se retrouve seul devant l’hôpital. La besace sur l’épaule, il longe les rues à la recherche d’un endroit où dormir. Il contourne l’hôpital, se retrouve rue latérale du cimetière, tressaillit en voyant ce nom et bifurque tout de suite à gauche, dans une petite rue. Là, il trouve une chambre à louer dans une maison bourgeoise un peu défraîchie. La logeuse, une  femme élégante, au visage rond et souriant, lui montre une petite pièce mansardée, au simple mobilier. Un petit poêle à bois, une commode sur laquelle repose une cuvette et un broc, une table, une chaise et un lit simple avec un épais couvre-lit poussiéreux. Elle lui propose pour quelques francs de plus, de lui servir un repas le soir.

‒ Je ne voudrais pas vous…

‒ Vous ne me dérangerez pas du tout, au contraire, j’aime bien la compagnie, répond-elle. Elle rougit, craignant de paraitre impudente et baisse la tête. Une mèche grisonnante s’échappa de son chignon crêpé.

‒ Je dis ça, car je loue souvent les chambres à des étudiants en médecine. Ils sont si occupés qu’ils ne pensent même pas à se nourrir. Je suis un peu leur deuxième nourrice, dit Eugénie avec un petit rire cristallin.

 Ne connaissant personne et se sentant étranger dans cette ville qui l’a pourtant vu grandir, Louis accepte. Ce ne sera que pour quelques jours lui assure-t-il. La logeuse hoche la tête sans oser lui dire que les patients de l’hôpital ne guérissent jamais aussi rapidement.

‒ Souper vers 18 heures, ça vous va ? demanda-t-elle en posant la clef sur la commode avant de s’éclipser en fermant la porte derrière elle.

Louis entend le claquement de ses talons s’éloigner dans l’escalier. Le lit grince sous son poids. Le nom des rues le fait encore frémir. Saint Pierre…cimetière…et maintenant, une chambre rue d’Alger. Pourquoi cette superstition soudaine ? La tête dans les mains, il repense à son fils.

Ils ont quitté l’Algérie précipitamment. Égoïste, il n’a songé qu’à sa douleur et sent qu’il a négligé sa femme. Le long cri perçant à n’en plus finir siffle encore dans ses oreilles. Il se souvient avoir couru jusqu’à la chambre mais être resté immobile sur le seuil. Yona berçait leur fils dans ses bras en gémissant. Louis restait là, paralysé un long moment, avant de reprendre ses esprits et d’envoyer quérir le médecin. Toute la nuit, Yona l’avait passée au chevet de Daniel, à tenter de le faire boire petite cuillérée par petite cuillérée pour le réhydrater. Le docteur avait promis de repasser dans la matinée, et Louis était certain, à présent, d’avoir entendu tout bas, d’un ton résigné « mais je crains que ce ne soit trop tard. » Il n’avait pas relevé la phrase et par conséquent, qu’avait-il fait pour sauver son fils ? Il était parti se coucher, comme tous les soirs, éreinté, et avait laissé les enfants à la charge de leur mère. S’était-elle assoupit, avait-elle fermé les yeux quelques secondes seulement ? Assez longtemps pour que Daniel meure. À quel moment cela s’était-il passé ? Il n’a jamais osé le demander à sa femme. Aujourd’hui encore, il se sent coupable de les avoirs abandonnés, de ne pas avoir fait cas des mots du médecin. Il avait feint d’ignorer le présage, se persuadant d’avoir mal entendu.

Yona ne lui en a jamais tenu rigueur. Il aurait dû se méfier de cet homme, incapable de sauver un enfant. Le docteur Dubois… Il avait dû en tuer des patients en métropole pour qu’on l’envoie dans les colonies exercer son art au loin.  

Sur le seuil de la porte, Louis avait baissé la tête, écarquillé les yeux et ravalé sa salive. Les hommes ne pleurent pas. La voix de sa mère raisonnait dans sa tête à chaque fois qu’il était sur le point de se laisser submerger par l’angoisse. Digne fils de Louise Pujol, née Vidal, il n’avait pas pleuré Daniel. Les larmes étaient restées aux coins de ses yeux.

Sa mère n’a jamais envoyé la moindre lettre pour faire part de sa douleur. Peut-être qu’alors, il aurait pu pleurer. Son père au moins, avait griffé quelques lignes au bas d’une lettre de Pierre, lui informant qu’une messe aurait lieu en mémoire de Daniel. Après l’enterrement, Yona lui avait frappé le torse de ses poings, le traitant d’insensible quand il lui avait dit froidement : « nous ne parlerons jamais de cela, compris ? » Il ne pouvait pas entrer dans la chambre et voir le petit lit qu’elle avait recouvert d’un drap blanc. Sans rien dire, il a installé le matelas de sa fille dans sa chambre à lui, car elle aussi avait peur de ce linceul  sur le lit de son frère.

Toutes les nuits depuis la mort de Daniel, Louis ressasse le passé dans sa tête. Qu’a-t-il fait pour mériter un tel châtiment ? Quand enfin il parvient à trouver le sommeil, il est réveillé en sursaut par des cris. À Beni-Saf, il se levait et passait devant la chambre des enfants, croyant trouver Daniel réveillé par un cauchemar. Le cœur lourd, il se souvenait alors que la pièce était vide. Il allumait la petite lampe à huile, partait faire les cent pas sur la terrasse avant de s’assoir, un livre à la main. Il relisait parfois le même passage sans comprendre. Son esprit était ailleurs. Avant l’aube, il retournait vers sa chambre, remontait le drap sur Elisabeth, s’assurait qu’elle respirait encore avant de se recoucher pour quelques instants. Yona gardait les yeux fermés, tournée de l’autre côté du lit. Louis se demandait comment elle faisait pour parvenir à dormir. Au matin, les yeux cernés, il retrouvait sa classe avec soulagement. Un semblant de normalité, des rires d’enfants qui couraient dans la petite cour de l’école. Ces bruits le raccrochaient à la vie. Pendant la journée, rien n’avait changé.

 Tous les vendredis soir, Yona allumait les bougies et récitait la prière des morts. Elle murmurait un cantique hébraïque. Louis ne supportait pas ce chant qui lui glaçait le sang et dont il ne comprenait pas les paroles. Encore une prière qui ne valait rien. S’il y avait un Dieu pour l’entendre, ce n’était certainement pas un Dieu infiniment bon. Ils s’étaient mis d’accord, à leur mariage pour ne pas s’importuner l’un l’autre avec leurs croyances différentes. D’ailleurs, lui ne croyait pas à grand-chose, ne supportait pas les religieux de tout poil. Toute son enfance, il avait été traîné à l’église, obligé d’être enfant de cœur. Toutes les prières en latin, les Credo, les Ave-Maria, il connaissait encore part cœur. Dans la chambre qu’il partageait avec son frère Marius, il y avait un prie-Dieu en velours cramoisi. Soir et matin, Marius priait très fort pour réveiller son frère. Il l’obligeait ensuite à s’agenouiller torse nu, les bras en croix sans bouger. Marius lui donnait des claques dès que Louis gémissait. Ce même frère serait maintenant un saint homme. Parfois Louis l’imagine traiter ses enfants de cœur de la même façon. Cette hypocrisie le révolte mais il ne peut en parler à personne, la religion est une chose sacrée.

 Ils ne portent pas le deuil de la même façon. Au début, Yona agissait comme si Daniel était toujours présent. Elle lui parlait, continuait à mettre son bol à table. Louis voulait tout mettre de côté, fermer la porte. Parler des morts ne les faisait pas revenir, il fallait s’occuper des vivants et Elisabeth avait besoin de ses parents.

Cette fois, il agira mieux, essaiera de comprendre. Il n’abandonnera pas sa femme. Yona guérira et ils retourneront bientôt à Servas chercher Elisabeth et s’installer tous les trois à Arles ou à Aix, dans une petite école. Il se répète ces rêves, refusant d’admettre que Yona a beaucoup faiblit ses derniers temps, que sa toux s’est empirée. Il se frotte les yeux de ses poings, comme un enfant, puis se rince le visage avec l’eau du broc pour effacer ses pensées et s’essuie avec une serviette qu’il trouve pliée sur le lit. Ensuite il empoche la clef, et sort faire quelques pas en ville pour se changer les idées.

Louis déambule dans les rues, évite les passants qui parlent fort, se bousculent. En traversant le boulevard, les voitures soulèvent la poussière dans un fracas étourdissant de sabots. Aucune brise ne vient rafraîchir l’air étouffant qui sent le purin et les détritus. Louis marche jusqu’à la mer. Quand il arrive enfin près du port, ses vêtements lui collent à la peau. Il retire son canotier afin de s’éponger le front et longe les rails de l’omnibus.

Un livre pour enfants dans la vitrine d’une librairie lui rappelle Elisabeth et il s’engouffre à l’intérieur. Il regarde les albums de la comtesse de Ségur avant de se décider sur le tour de la France par deux enfants. Il y a bien longtemps qu’il n’était entré dans une librairie. À Benisaf, il n’avait que des journaux qui dataient déjà de plusieurs jours. Les nouvelles paraissaient toujours en retard. Quand il voulait un livre, il lui fallait envoyer une lettre et de l’argent à Pierre et attendre parfois plusieurs mois avant de recevoir le paquet, quand il ne se perdait pas en route. Daniel battait des mains en voyant les colis car son oncle ajoutait toujours un petit cadeau pour les enfants. Trois fois rien, mais le fait que les objets aient traversé la mer suffisait à fasciner l’enfant.

La mère de Louis s’était toujours moquée de son goût pour la lecture. C’était de la perte de temps ou au pire, un passe-temps malsain. Pour elle, seuls les manuels d’instruction avaient faveur à ses yeux. La petite étagère dans l’entrée ne comportait que quelques livres comme le guide de l’agriculteur commerçant et le manuel pratique de la culture maraîchère. Il se souvenait avoir dû se cacher pour lire Madame Bovary, un livre indécent, presque érotique. Baudelaire était banni.

Louis feuillette distraitement quelques romans avant de tomber sur un petit recueil de poésie qui capte son attention. Une saison en enfer. Le titre l’interpelle. C’est bien en enfer qu’il se trouve lui aussi cette année, se dit-il. L’auteur lui est inconnu. Il est captivé par les premières phrases et s’enquiert auprès du libraire. L’homme hausse les épaules.

‒ Je crois qu’il est mort quelque part en Afrique il y a une dizaine d’années. En tout cas, il n’a pas écrit grand-chose. Je crois même que c’est la seule chose qu’il ait publié. Si je puis me permettre, ça ne vaut rien. Je n’ai jamais vendu la moindre copie. Si vous aimez la poésie, je vous conseille plutôt Catulle Mendès.

Le libraire sort un volume de l’étagère. Louis réprime une moue.

‒ Merci bien, je vais garder celui-ci.

‒ Je vois que vous avez pris un livre pour enfants, nous avons tous les Jules Verne dans la collection Hetzel.

Une fois ses livres achetés, Louis s’installe à la terrasse d’un café et commande un bock. En souriant, il passe un doigt sur la mousse épaisse de la bière comme faisait toujours Elisabeth. Le dimanche, ils s’installaient au café de la poste. Louis lisait le journal tout haut, Elisabeth sirotait une limonade et Yona buvait un de ces cafés brûlant extrêmement fort pendant que Daniel, assis sur ses genoux, grignotait un gâteau au miel. Le café avalé, Yona posait la soucoupe sur la tasse et la renversait. À tour de rôle, les enfants tournaient la tasse. Daniel laissait toujours les traces de ses petits doigt collants. Louis lui tendait inlassablement un mouchoir avant que la robe de Yona ne se retrouve tâchée de miel. Yona soulevait ensuite la tasse par l’anse, leur montraient les dessins que le marc avait formé et leur lisait l’avenir. Cet avenir qu’elle racontait était toujours joyeux, il n’y avait ni mort ni maladie dans son marc de café.

À son retour, Louis croise sa logeuse dans le couloir.

‒ Le repas est prêt, M. Pujol. Quand vous voudrez passer à table…

‒ Je vais me rafraîchir un peu et j’arrive, merci madame…Louis hésite, il ne se souvient même pas du nom de cette femme.

‒ Vous pouvez m’appeler Eugénie. Ici, pas de formalités. Prenez votre temps. Le salon est là, sur votre droite, signale-t-elle en désignant la porte du menton. Je vous attends.

Louis monte les marches quatre à quatre. Il jette les livres sur le lit et change de chemise, remet sa veste, passe une main dans ses cheveux pour se recoiffer rapidement. La porte refermée, il descend lentement l’escalier en colimaçon, la main sur la rampe. Il se demande soudain comment se sent Yona, seule dans sa chambre d’hôpital et culpabilise de n’avoir pas pensé à elle depuis qu’il est entré dans la librairie. La tête basse, il se promet de lui acheter des calissons avant de passer à l’hôpital. L’idée le console, il se promet de demander à Eugénie où se trouve l’épicerie la plus proche.

 Dans sa chambre aux murs recouverts de chaux, Yona ferme les yeux. Le crucifix au-dessus du lit en fer, l’absence de meubles, l’austérité de la pièce la rend nerveuse. Les infirmières l’ont aidée à se déshabiller puis l’ont laissée seule dans l’attente de la visite du chef interne. Malgré sa gorge et ses lèvres desséchées, elle n’a pas la force de se servir un verre d’eau dans la cruche placée sur l’étroite table de nuit. Bercée par ses propres gémissements, elle finit par s’endormir. À 17 heures, une sœur lui apporte un plateau avec de la soupe qu’elle pose au sol au pied du lit. La malade dort. Elle préfère lui laisser ce moment de répit et quitte la chambre en fermant doucement la porte derrière elle.

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