Noctambules

Après une journée stressante, j’ai enfin cinq minutes pour lire ma nouvelle consigne d’écriture avant de me jeter au lit. Je n’ai pas eu le temps d’écrire aujourd’hui et ces textes comiques ne m’inspirent pas du tout. Mais, la nuit porte conseil et il n’y a rien de mieux qu’un sommeil réparateur pour éveiller l’esprit. J’ai tout fait pour tomber dans les bras de Morphée : bain chaud à la lavande, lumières tamisées, tisane camomille-valériane, musique douce, Atarax, Zolpidem, Xanax. Je m’enfonce des boules Quiès dans les oreilles au cas où Morphée ferait du bruit en entrant. Je commence ma méditation nocturne. Inspiration-expiration. Éviter de penser. Pas facile, quand on n’est ni ministre ni fonctionnaire. J’essaie encore, en fronçant bien les yeux. Et c’est là que j’entends murmurer. Trois grosses voix, de plus en plus insistantes. Surtout, ne pas les écouter, ne pas écouter, faire le vide. Impossible ! J’ouvre les yeux et à ma stupeur, au lieu du beau Grec et de ses bras de rêve, je vois Luigi Pirandello, Raymond Devos et Pierre Desproges, debout, au pied de mon lit, en plein conciliabule, l’air de rien, comme si on se connaissait tous.

« Voulez-vous vous taire ? On s’entend plus dormir ici ! dis-je, énervée. C’est mal parti pour la relaxation.

-Comment ça, nous taire ? dit Luigi, On a, nous aussi, notre mot à dire. Tu ne peux pas nous mener par le bout du nez comme ça, sans jamais nous écouter. Laisse un peu parler tes personnages, tu écriras mieux.

– Quels personnages ? Mes personnages ne me disent rien.

-Si on ne lui dit rien, ça ne sert à rien de lui dire quelque chose, réfléchit Raymond.

-Rien ? Et moi, qu’est-ce que j’essaie de faire en ce moment, alors ? demande Luigi.

– Mais, Luigi, si je peux me permettre…tu n’es pas un personnage…Je n’ai pas l’habitude de vouvoyer les hommes qui sont dans ma chambre à des heures indues.

-Coquine, va ! Tu en caches combien ici ? Demande Pierre en regardant sous le lit.

– Pas un personnage ? Dans ce cas pour toi, c’est Signor Pirandello, qu’importe l’heure !

 -Comment voulez-vous qu’elle s’en sorte si le personnage s’ignore, dit Raymond.

 – Tu pourrais écrire une histoire drôle, dit Pierre en relevant la tête. Raconte une blague sur les Arabes, ça fait toujours rire, ça.

-Ah mais non, ça ne se fait plus, maintenant, dis-je indignée.

-C’est vrai, soupire-t-il, de nos jours on ne peut plus rire de rien. Quelle triste époque. D’ailleurs, il ne faut pas que ton histoire se passe à Paris. C’est dangereux là-bas, avec tous ces melons.

-Certains melons sont mi-figue mi-raisin, Pierre, réfléchit Raymond.

-Un peu de sérieux, dit Luigi en sortant de sa poche un carnet et un stylo. Je vais esquisser un plan bien comme il faut. Avec moi-même comme personnage principal. Je le mérite, j’ai tellement de choses à dire…

-À commencer par où tu as mis mon portefeuille, il était dans ma poche, s’écrie Pierre en se tripotant les côtes frénétiquement.

Je ramasse le portefeuille en question. Il était tombé sous le lit. Je le lui tends.

-Méfie-toi des Italiens, chuchote-t-il, quand ils ne sont pas en train de manger des nouilles c’est qu’ils sont en train de te voler.

Il compte ses billets en jetant un œil réprobateur vers Luigi, puis remet son portefeuille dans sa poche.

Luigi hausse les épaules,

-Il n’y a rien à voler, dans un rêve.

-Tu peux très bien lui voler ses idées, répond Raymond. Si tu les lui voles au vol comment rattrapera-t-elle le fil de sa pensée ?

Cette conversation sans queue ni tête commence à m’épuiser. Le temps passe, il vole même. Il sera bientôt l’heure de se lever et je n’aurai pas dormi malgré tous mes efforts.

-C’est bien joli, vos bavardages, mais ça ne m’aide ni à construire un récit ni à créer des personnages. Alors à moins d’avoir une bonne idée pour ma nouvelle, je vous prierai d’aller papoter ailleurs. J’ai un beau Grec qui m’attend.

-Bavardages ? Te rends-tu compte du privilège que tu as de recevoir notre aide ? s’offusque Pierre. Et puis, ton Morphée préfère les femmes avec moins de poitrine et plus de poils.

Sans rien dire, Raymond se déshabille, plie soigneusement ses vêtements qu’il pose par terre, s’assoit sur une grosse pierre sortie d’on ne sait où, et prend la pose.

-Voyons Raymond, qu’est-ce que tu fais ? Où sont tes dessous ?

-Là-dessus, dit-il en pointant vers son tas de vêtements. D’après Rodin, cette pose est favorable à l’exercice de la pensée. Je vais aider énergiquement à trouver les mots pour la consigne 39.

-C’est en posant le derrière sur une grosse pierre que te viennent les idées ? C’est intéressant. Luigi griffonne dans son calepin.

-Faut l’faire ! Peut-être que si nous nous mettons tous à poil, l’inspiration viendra plus vite, propose Pierre.

-Merci, mais moi, j’ai pour habitude de penser debout, habillé et en regardant l’horizon, répond Luigi.

-Faut l’faire aussi ! Pierre se met à la recherche d’une autre pierre.

-Moi j’ai la dalle, s’écrit Raymond.

-Nous aussi, crient en cœur Luigi et Pierre. Ils courent chacun vers une dalle, se déshabillent et prennent la pose.

-Je vais vous chercher un melon, dis-je pour m’éclipser discrètement et ne pas voir ces trois illustres personnages tout nus sur leur pierre  à chercher le sujet de ma prochaine nouvelle.

Tout à coup, une alarme retentit. Je me réveille d’un bond, épuisée par ce qui vient de m’arriver. Sur mon oreiller, chiffonnée et pleine de bave, je retrouve la consigne que j’avais lue en me couchant. 

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