Le bahut du mort

Dans le comté des Cornouailles, au bout du monde, se trouvait une petite baie à l’abri du vent, entourée de falaises. Une forteresse sur un îlot de granit protégeait des attaques françaises et espagnoles. Le port, couvert de brumes, était un refuge idéal pour de nombreux gentilhommes de fortune de retour des mers du Sud.

Le capitaine Billy Bones cherchait un endroit isolé où aucun de ses anciens compagnons ne pût le trouver. Discret, il parlait peu, mais gardait un œil sur les allées et venues des navires. Il savait qu’il ne pouvait rester là longtemps. Profitant de leur séjour à terre, les marins dépensaient toute leur paye en filles et en bières et ça jacassait fort dans les tavernes. Accompagné d’un jeune mousse qui transportait son gros bahut de matelot dans une brouette brinquebalante, Billy Bones quitta le port à la recherche d’une auberge calme. Ils marchèrent un bon moment dans les landes, le long de la falaise escarpée. La malle était lourde et le mousse trébuchait souvent sur les cailloux du sentier.

– C’est encore loin, M’sieur Billy ? demandait-il essoufflé.

– Non, coupons à travers ce fourré, répondit le vieux loup de mer.

Le mousse avançait avec peine et les ajoncs leur griffaient les jambes, mais Bones craignait d’être découvert sur la grand’route.

– Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir dans cette malle ? demanda le moussaillon, elle pèse plus lourd qu’un cheval mort.

– Ça t’regarde pas ! s’emporta le capitaine. Je te paye trois pièces d’argent, alors avance !»

Ils s’enfoncèrent dans les bois. Les pins craquaient au vent comme des mâts de vieux gréements. Bones avait beau frayer le chemin à grands coups de bâton, les ronces et les fougères s’emmêlaient aux rayons de la brouette qui s’embourbait dans la gadoue, ralentissant encore plus la marche des deux hommes. Il leur fallait aussi faire attention aux épines du chemin qui déchiraient leurs vêtements. Entre les arbres on distinguait les quelques navires entrant et sortant de la baie. À l’horizon, une frégate en piteux état, aux voiles lacérées approchait des côtes. Le capitaine sortit une lunette en laiton de l’intérieur de son habit bleu, puis retira son tricorne pour s’éponger le front avec son foulard sale.

Pourquoi fuyait-il ? Craignait-il d’apercevoir l’équipage du Capitaine Flint ?

C’était bien Billy Bones, alors maître d’équipage, qui avait accompagné Flint sur une île déserte au large des Caraïbes. Pour enterrer un butin secret, les deux hommes avaient laissé l’équipage à la charge de Long John Silver, le quartier-maître, et avaient rejoint la côte dans un canot. Ils annotèrent l’endroit précis sur un vieux parchemin avant de jurer sur la Bible de ne jamais en révéler l’existence. Second fidèle pendant des années, Billy se doutait que Flint n’allait pas le laisser partir comme ça. Cet homme sournois ne croyait pas en Dieu et son rictus en disait long sur ses intentions.  De la cache à la barque, il y avait une longue distance à parcourir. Personne ne pouvait leur venir en aide. Pas question de se laisser maronner. Billy, une main sur son coutelas, ouvrait la marche quand, sans crier gare, Flint dégaina son poignard. Bones eut tout juste le temps d´esquiver l’attaque et, dans sa rage, fondit sur son capitaine avec toute sa hargne. Les deux hommes s’empoignèrent, roulèrent à terre. Aveuglé par le sable qui lui brûlait les yeux, Bones ne sut d’abord pas auquel des deux appartenait le sang qui coulait le long de son visage et de ses bras. Finalement, il fut le seul à se relever, la joue entaillée. De retour au navire, il inventa une histoire de bêtes féroces, doubla la solde de l’équipage pour éviter toute mutinerie, mais la confiance était rompue. Chacun surveillait ses arrières, prêt à se battre à la moindre incartade.

Billy Bones remit la lunette et le foulard dans ses poches. Il avait le teint brique et fripé. Trop de temps passé sur les pontons. De temps en temps, il passait une grosse main calleuse sur la cicatrice encore rose qui traversait son visage de part en part, puis crachait sa chique en jurant. Le mousse regardait ce grand homme balafré avec un mélange de crainte et d’admiration, et tremblait quand il se mettait à siffloter de sa voix rauque une vieille chanson pour virer au cabestan.

15 marins sur le bahut du mort

Yo ho ho, une bouteille de rhum

À boire et l’diable avait réglé leur sort…

 

Un gros nuage gris couvrit le soleil. La nuit n’allait pas tarder à tomber. Un vent de noroît vint secouer les branches. Billy releva le col de son habit graisseux et essuya ses mains sur sa culotte.

– Allons, bois un coup ! Il tendit sa bouteille au mousse.

– Merci M’sieur Billy.

– Capitaine Billy Bones ! tonna-t-il.

Il prit une goulée de rhum et fit claquer sa langue contre son palais, en connaisseur.

– Allez, du nerf, moussaillon ! C’est pas une auberge qu’on voit là ?

De l’autre côté du bois, une petite route caillouteuse donnait sur une allée de fuchsias. Ils aperçurent une vieille barraque blanche peinte à la chaux. De la fumée s’échappait du toit de chaume et un halo orangé sortait des fenêtres. L’enseigne colorée se balançait en grinçant.

– Sais-tu, garçon, s’il y a du monde dans cette gargote ? demanda le capitaine intrigué.

– Non, pour sûr. C’est trop loin du port. Il n’y a pas grand monde par ici. Que des voyageurs en route pour Bristol.

– Parfait. Tu monteras mon bahut et ensuite je te laisserai partir.

Il fit tinter les pièces dans sa main.

– Et souviens toi, garçon. Il y aura d’autres pièces comme celle-là. Si jamais tu entends parler d’un marin avec une jambe de bois, viens vite me trouver. Ouvre l’œil et les oreilles, c’est compris ?

Le mousse acquiesça. D’un pas lourd, Billy Bones passa la porte de l’auberge de L’Admiral Benbow.

Long John Silver’s parrot

1 réflexion sur “Le bahut du mort”

  1. Mijo (Marie-Josée)

    Tu as vraiment un style bien à toi, empreint d’humour, toujours très proche de la réalité de l’époque ce qui apporte de la crédibilité à ton histoire. J’aime beaucoup.

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