Seul dans la nuit

Après une journée ensoleillée sur la presqu’île de Crozon, la nuit s’annonce claire. Aucun nuage en vue, le temps idéal pour observer la voie lactée.

Je me dirige vers la pointe du Toulinguet, au manoir de Coécilian, demeure de la famille du poète Saint-Pol Roux. Du manoir, il ne reste que quelques vieilles pierres qui ont survécu aux bombes. Témoins de la tragédie. Ce lieu m’a toujours attiré. Enfant, je m’amusais à jouer au milieu de ces ruines. J’imaginais le fantôme du poète errer à la recherche de sa maison.
La brume se lève. J’abandonne ma voiture près des alignements de Lagadjar. À pied, je quitte le chemin pour m’enfoncer dans un sentier escarpé. Malgré le ciel étoilé, l’absence de lune donne une tonalité sinistre aux lieux. J’empoigne ma lampe de poche et me fraye un passage dans la lande sombre et déserte. Le silence est oppressant, troublé uniquement par une légère brise marine.
Un bruissement me fait sursauter dans l’obscurité.
Je dirige ma lumière vers le bruit. Sans doute une bête dans les broussailles. Je n’ai pas le temps de voir que l’animal a disparu. Ma lampe se met à frétiller avant de s’éteindre d’un coup, me plongeant dans le noir complet. J’essaye de la rallumer en tapant dessus, peine perdue. J’ai l’impression de sentir des bestioles se frotter à mes jambes. Impossible de mettre la main sur mon smartphone dans mon sac à dos. Soudain, je lève la tête et aperçois un faisceau lumineux. Des bruits de pas.
Loin de me rassurer, cette apparition m’effraie plutôt. La silhouette au loin parait affaissée. Un grand chapeau à large bord vissée sur le crâne. Elle tient dans sa main levée une vieille lampe à huile et se dirige vers moi. Comment n’ai-je pas remarqué plus tôt cette lumière sur la falaise ? Mes yeux s’adaptent à l’obscurité et je finis par distinguer un vieillard en costume breton et à la mine patibulaire. Que fait-il ici ? Il se rapproche de plus en plus mais ne semble pas me voir. Ses vêtements sont en lambeaux. Une odeur de pourriture s’élève à mesure qu’il avance. Je me plaque contre un mur pour me cacher et retiens mon souffle. Un vent froid me glace soudain jusqu’au sang. Et si c’était l’Ankou ? Le fantôme du poète ? Mais non, ce sont des légendes que racontent encore les grands-mères au coin du feu. Il faut que je me ressaisisse, il s’agit certainement d’un vieil excentrique égaré.

Je fouille fébrilement mon sac à la recherche de mon smartphone. Ma boussole ne trouve plus le sud. L’aiguille tourne dans tous les sens, comme folle. Puis le téléphone s’éteint brusquement. Mort. Pourtant, je suis certain de l’avoir chargé avant de sortir. Un bruit strident de charrette me fait sursauter et mon portable me tombe des mains. Accroupis au milieu des ruines, j’essaie en vain de le ramasser. L’appareil reste introuvable. Mes mains ne remuent que de l’herbe, des cailloux et de la terre humide. Quelque chose me frôle. D’un mouvement de recul je me cogne contre une grosse pierre.

‒Hardi les gars, La Miséricorde se dirige vers le port. Le p’tit Louis est déjà sur la grève avec les femmes, faisons éclater la frégate contre ces rochers.

Le vieillard crache une vieille chique avec un rictus effroyable.

Des lumières apparaissent sur la côte comme autant de lucioles géantes.

Les naufrageurs, surgissent de la brume en direction de la falaise. Ils ne m’ont pas vu. Je m’approche discrètement et regarde autour de moi. Seules les étoiles et les lampes des hommes éclairent la nuit. Des bœufs tirent des charrettes, des lanternes accrochées à leurs cornes. Tout au bout de la côte, les hommes allument un feu qui prend tout de suite avec le vent et illumine le ciel. Là, je vois la frégate à l’horizon, comme surgie du passé. Je me souviens des histoires qu’on me racontait quand j’étais petit. La Miséricorde, venue des Antilles, qui devait amarrer à Camaret avant d’entrer au Goulet de Brest. 1781. Le navire s’était brisé sur les écueils. Sur la plage du Toulinguet, les hommes n’avaient même pas attendu de rentrer chez eux avec leur butin pour fêter la victoire. Tirant les barriques de l’eau, certain avaient bu le rhum sur place. Ceux qui étaient trop ivres pour disparaitre au petit matin avaient été pendus sur place. Je me retourne vers le manoir, il a disparu. Il n’y a plus que la lande déserte. Plus de sentier ni de parking. Ce n’est pas possible. Je me frotte les yeux. D’un coup je sens le canon d’un pistolet sur mon dos. Une main squelettique m’empoigne.

‒Hé, Fanch ! Qu’est-ce qu’on fait d’ce gars-là ?

‒Le vieillard approche sa lampe de mon visage. Je sens son souffle putride sur ma joue.

‒J’veux pas danser au bout d’une corde, il va aller tenir compagnie à l’équipage, ça lui apprendra à être trop curieux ! crie le vieux Fanch.

L’homme au pistolet me pousse devant lui vers la falaise. Un vent de noroît souffle sur la mer tandis que La Miséricorde approche dangereusement de la côte, happée par la lumière des bœufs.

Sur la plage, les plus jeunes attendent que les vagues recrachent les débris. Les femmes, jupes relevées au-dessus des genoux, entrent déjà dans l’eau pour attraper les bris. Un des hommes m’attache les mains dans le dos. Un coup de crosse sur l’arrière du crâne et tout s’assombrit. Je me sens tomber dans un gouffre infini. C’est la fin. L’eau glacée m’enveloppe et le ressac me berce. Le temps s’arrête.


Soudain, j’entends des voix dans le noir : un groupe d’adolescents allongés sur la plage autour d’un feu de camp. L’un d’eux me tire vers le feu. La chaleur des flames réchauffe mon corps engourdi. Mes vêtements sont trempés.

‒Monsieur, monsieur, ça va ? On a trouvé ce sac, là-haut. C’est à vous ?

‒Vous êtes tombé ?

‒Qu’est-ce qu’il vous est arrivé ?

Je relève la tête, l’aube se lève. Je reconnais la plage du Toulinget. Je referme les yeux.

Je respire.

Photo : Yves-Gwenael Bourhis

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