Une femme de cran

Sharon n’était pas du genre à se laisser faire. Elle se promenait dans le quartier, son panier à la main, et terrorisait tous les enfants. Avec une voix de stentor, elle hurlait dessus quand ils avaient le malheur de se trouver sur son passage ou si un ballon s’échappait et roulait à ses pieds.  Grossière, méchante, aigrie, Sharon ne suscitait pas la sympathie, elle prenait un plaisir sadique à faire pleurer les plus jeunes.

Toujours vêtue de noir, une tenue stricte et étriquée, son œil perçant vous glaçait quand elle vous scrutait par-dessus ses petites lunettes posées sur le bout du nez. Dévote, elle assistait à la messe tous les dimanche, assise au premier rang. En semaine, elle allait prier ou allumer un cierge le matin, avant de faire ses courses. Tête haute et fière, elle n’accordait qu’un petit geste de la tête à ceux qu’elle croisait et ne participait jamais aux commérages de ses voisines. Elle savait bien que tout le monde parlait dans son dos mais n’y prêtait aucune attention.

Pourtant, une fois chez elle, sa force la lâchait et elle perdait tout son courage. Elle s’affairait à la cuisine, recette en main qu’elle suivait à la lettre. Elle voulait se démarquer des autres, cuisiner autre chose que des côtes d’agneau et des pommes de terre à l’eau. Quand elle préparait une tortilla, elle songeait à Jesus, son amour de jeunesse, comme à une prière. Elle essayait des plats exotiques, en souvenir de son unique voyage hors de l’Irlande : un stage de langues à Lanzarote que lui avaient offert ses parents pour ses quinze ans.

Son mari rentrait, elle courait lui apporter ses chaussons, sa bière et recevoir sa première correction. La bière n’était pas assez fraîche, le dîner trop chaud, où avait-elle encore fourrée la télécommande ?

Sharon maquillait ses bleus comme elle pouvait avec du fond de teint bien épais. Au début de son mariage, on  lui demandait parfois ce qui lui était arrivé, d’où lui venaient ces marques sur le corps. Sharon était maladroite, elle se cognait aux murs ou aux potes de placards entr’ouvertes. Avec le temps, les questions avaient cessé. Ils vivaient toujours ensemble car en Irlande, pas question de divorcer. Qu’aurait dit le Pape ? Mais depuis des années, Conor et Sharon ne se parlaient plus. Elle dormait à présent dans la chambre des enfants. Heureusement pour elle, au bout de la deuxième grossesse, il avait arrêté de la toucher. Ça la répugnait quand il l’écrasait sous son poids et grognait comme un cochon qu’on égorge. Elle priait en subissant la besogne et partait ensuite se confesser, se sentant impure, souillée. Le prêtre lui rappelait son devoir conjugal et lui répétait qu’une femme n’avait pas autorité sur son propre corps. Puis, il lui refusait l’absolution car elle n’avait que deux enfants. En vingt ans de mariage, le prêtre trouvait ça louche. Elle ne devait pas oublier que la contraception était un meurtre. Sharon reportait sa frustration sur tous ceux qu’elle croisait. C’était plus fort qu’elle. Elle ressentait sa condition de femme comme une injustice. Pourquoi fallait-il encore payer la faute d’Ève ?

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