Une si belle image

Novembre 1991, j’ai 14 ans. Ce matin, je suis en retard, alors je décide de prendre le métro. D’habitude, je marche. J’aime prendre mon temps, flâner en route pour me préparer au pire. Je déteste le collège. Pas d’amis, personne me parle, en plus, j’ai redoublé et je sais pas pourquoi. Je m’en veux de prendre le métro pour deux petites stations. Il y a plus de risque de rencontrer quelqu’un de ma classe sous terre qu’à l’air libre. Je dois faire attention pour les éviter.

Je fouille dans mon sac à la recherche de ma carte orange et là, je le vois, devant la porte battante. Il semble débarquer tout droit d’un autre siècle, d’une époque sans couleurs. Mais je devine des cheveux clairs, des yeux perçants, qui semblent voir l’indicible et des lèvres sensuelles, prêtes à toutes les folies. Je suis pétrifiée, mon cœur s’est arrêté de battre. On me bouscule. Je me pousse sur le côté pour laisser passer les gens, reprendre ma respiration.

Je regarde à nouveau. Personne d’autre ne le voit. Ils passent tous, tête baissée, pressés, énervés, emmitouflés dans des grosses écharpes en laine. Lui, il est débraillé comme un étudiant. Cette attitude, cette allure désinvolte, une main qui tient un vieux sac déchiré sur l’épaule comme un vagabond, on dirait presque le grand Meaulnes. En plus beau. Quel âge a-t-il ? À peine plus vieux que moi. Je ne peux pas passer et affronter ce regard. Après le départ de la foule, je cherche une autre porte. Là, je vois une citation :

« Un soir, j’ai assis la beauté sur mes genoux, et je l’ai trouvée amère et je l’ai injuriée ». J’en ai le souffle coupé. La beauté, je viens de tomber dessus, nez à nez. Aucunes injures ne me viennent à l’esprit. Il reste deux portes.

À nouveau le va-et-vient des badauds. Ils sont tous sur le même fuseau horaire. Ceux qui remontent, je comprends, ils doivent sortir du même train mais ceux qui entrent ? Comment savent-ils, à la minute près, quand un métro va passer ? Il en vient un toutes les deux minutes. À quoi bon se presser ?

Troisième porte, il est encore là. Mes jambes se dérobent sous moi. J’ai ressenti la même chose l’été dernier quand Julien m’a embrassée en colo à Dunkerque. J’avais été tellement prise au dépourvu que je ne savais pas dans quel sens tourner la langue. Ces choses-là ne viennent pas naturellement, faut pas croire ce qu’on raconte. On devrait nous apprendre ça à l’école. Pour s’en sortir dans la vie, c’est plus important d’être armé pour affronter un coup de foudre que de savoir calculer une racine carrée qui sert à rien. À cause de mon ignorance et de ma maladresse, je suis peut-être passée à côté du grand amour.

Je me dirige vers la dernière porte avec le cœur lourd. Je ne veux pas que ça finisse, je veux le voir encore, lire ce qu’il a à me dire. Je voudrais que ça ne s’arrête jamais. J’ai chaud, je transpire, j’ai les mains moites. Lui, au contraire, doit avoir un peu froid. Je voudrais être  la brise légère qui lui caresse la nuque, le vent qui emmêle ses cheveux. Je lève les yeux et j’ai l’impression qu’il me parle. Il n’y a plus personne dans ce couloir de métro. J’ai tout mon temps, je suis déjà en retard.

« Elle est retrouvée ?

Quoi ? – l’Éternité.

 C’est la mer allée avec le soleil »

Demi-tour. Tant pis pour le collège, tant pis pour Julien et le grand Meaulnes.  Il faut que je sorte d’ici. Je cours jusqu’à la libraire. À bout de souffle, la voix rauque, je demande un livre. Le libraire me sourit et me tend un recueil de poésies. Sur la couverture, le portrait du métro. Du bout des doigts, je caresse lentement les lettres, Arthur Rimbaud, œuvres. Des Ardennes au désert. 

1 réflexion sur “Une si belle image”

  1. On a envie d’une suite 🙂 Bravo pour ton écriture captivante, une structure qui ficelle le lecteur, une intrigue dont on a envie de connaître l’issue….

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut