La vie rêvée de Serge Dutilleul

Serge Dutilleul était déjà dans sa quarantième année quand il prit connaissance de son pouvoir. Un matin, lors de la troisième pause-café, un collègue du ministère lui demanda s’il avait lu Le Passe-muraille de  Marcel Aymé.

« Pas du tout, répondit Serge en calant  l’Equipe sous son bras pour chercher un euro au fond de sa poche.

-Tu as le même nom de famille que le personnage. En plus il habite à Montmartre. Toi aussi, n’est-ce pas ?»

Serge, qui n’aimait pas beaucoup les bavardages autour de la machine à café, ne répondit pas. Son collègue ouvrit un livre de poche et le lui mit sous le nez.

Dutilleul en lâcha son journal.

« Il y avait à Montmartre, au troisième étage du 75 bis de la rue d’Orchampt…mais c’est là où j’habite ! s’écria-t-il. »

Le soir même, il décida d’aller demander des comptes à sa mère. La pauvre vieille blêmit quand son fils lui brandit le livre.

« Ne me parle pas de Marcel ! Il était l’amant de ta grand-mère et lui a volé son histoire. Il n’a même pas pris la peine d’inventer des noms. Tu as hérité de la garçonnière de ton grand-oncle. C’était un mauvais garçon, il a même fait de la prison. Il racontait qu’il n’avait pas besoin de porte car il pouvait traverser les murs. Jusqu’au jour où il a disparu. Volatilisé. Ta grand-mère croyait entendre sa voix au travers du mur. Marcel en a écrit une nouvelle et ta grand-mère a été internée en hôpital psychiatrique.»

Serge rentra chez lui pensant que sa mère avait perdu la tête.

« Elle a lu trop de romans, elle fabule », se dit-il en s’installant dans son fauteuil pour lire enfin son journal.

Cependant il ne parvenait pas à oublier la première phrase du passe-muraille. Il n’était pas de naturel curieux, n’aimait pas les surprises et avait choisi le métier de fonctionnaire par pur manque d’ambition et crainte de la nouveauté. Métro-35 h-dodo-RTT, c’était sa devise. Il n’avait jamais lu un livre de sa vie, à part la lecture obligatoire du collège. Pour la première fois, il eut la curiosité d’en apprendre un peu plus sur cette nouvelle.

Quelques paragraphes plus tard, Serge alla tâter les murs de son appartement. Il ne se passa d’abord rien. Il fouilla dans l’armoire à pharmacie. Sa mère lui avait dit, enfant, qu’il avait une maladie génétique et devait toute sa vie, une fois par an, prendre des cachets. Ayant toujours gardé le même médecin de famille, il n’en avait jamais parlé, ni même cherché à savoir de quoi il s’agissait. Il attrapa la boîte et lu la composition.

« Pirette tétravalente. Farine de riz, hormone de centaure. »

Choqué, il décida d’abord de ne plus parler à sa mère. Il n’eût cependant pas la curiosité de lire la nouvelle jusqu’au bout, ni de savoir quelle avait été exactement la vie de son grand-oncle. Quelques mois plus tard, en regardant un match à la télé, furieux d’apprendre qu’Auxerre avait battu le PSG, il se cogna la tête contre le mur. Quelle ne fut pas sa stupeur quand, au lieu de sentir la paroi rigide, il vit l’intérieur de l’appartement de sa voisine. Heureusement, elle lui tournait le dos, occupée à repasser son linge en regardant l’Amour est dans le pré. Serge décida d’employer son don à épier cette jolie voisine de 26 ans. Si seulement il avait eu connaissance de ses capacités plus tôt, sa vie en eût été changée.

« A grand pouvoir, grande responsabilité, disait l’oncle de Spiderman » se répétait-il.

Serge commença par déposer des fleurs dans le salon de sa voisine. Puis, s’enhardissant, il lui offrit des bijoux qu’il avait volé et se mit à la caresser dans le noir. Bien entendu, la voisine prit peur et alla porter plainte à la police. Il décida alors de se montrer à elle, pour ne plus l’effrayer. Mais quand elle vit la tête de son voisin sortir du mur, la pauvre jeune femme tomba en syncope.  Ne sachant comment lui expliquer ses pouvoirs, Serge déposa sur sa table de nuit le recueil de Marcel Aymé, qu’il n’avait toujours pas lu jusqu’au bout. La voisine se fit alors plus câline et l’invita chez elle. Elle lui concocta de bons cocktails. Il passait par les murs pour entrer dans sa cuisine. À chaque fois, elle avait peur mais riait nerveusement.

C’est son manque de curiosité qui perdit Dutilleul. Il ne sut jamais que sa voisine était pharmacienne et ne se demanda ce qu’elle mettait dans ses boissons que le soir où, traversant la cloison pour rejoindre sa belle, il sentit la paroi résister. Seuls ses deux bras parvinrent à sortir. Il est certainement toujours dans le mur et sert à présent de porte-manteau pour sa jolie jeune femme débarrassée du voisin inopportun.

1 réflexion sur “La vie rêvée de Serge Dutilleul”

  1. Très ingénieuse idée que de se prendre pour point de départ un roman, d’en détourné l’essence, et surtout de faire en sorte que le protagoniste ne sache pas la fin. C’est pas de chance de tomber sur une infirmière aux potions douteuses…
    En tout cas pour du fantastique c’est réussi. Bravo.

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