Les dessous chics

La cinquantaine, une carrure imposante et son éternelle  casquette de loup de mer vissée sur la tête, Yann Le Goellec écume les terrasses des cafés qui longent le port.

Depuis que tous les phares ont été automatisés, Yann est au chômage. D’abord, il comptait les jours qu’il passait à ne rien faire, puis les jours sont devenus des mois, les mois des années. Ce matin, il ne se souvient même plus comment il est rentré. Le trou noir. D’habitude, avant de commencer sa tournée des bars, il colle des post-it partout dans son appartement. Sur la porte d’entrée, il note : Tu habites ici. Sur son oreiller : Bonjour, tu t’appelles Yann. Sur la porte des WC : N‘oublies pas de pisser avant de te coucher. Il sait qu’ils sont là parce qu’il se retrouve toujours avec le post-it de l’oreiller collé en travers de la figure.

Mais ce matin, il a beau tâter, il ne trouve rien. L’odeur des draps dans lesquels il s’est réveillé ne lui est pas familière. Il sort péniblement du lit avec l’impression d’avoir reçu une chape de fer sur le crâne. Le pull rayé qu’il porte encore, a une tache de vomi sur le devant. Les yeux vitreux, il fouille partout à la recherche de son slip et de son jean. Il ramasse le premier par terre et trouve le deuxième coincé en boule sous un coussin du canapé. Il ne reconnait ni la pièce, ni le papier peint fleuri datant des années 80. Qu’est-ce qu’il fout là, le cul à l’air ? Il s’habille aussi rapidement qu’il peut, mais quand il lève la jambe pour enfiler son futal, il perd l’équilibre et se cogne les orteils contre une table basse. Il pousse un juron avant de se mordre les lèvres. Et s’il y avait quelqu’un dans l’appartement ? Son caban est accroché à une patère dans l’entrée. Il l’enfile et sort en titubant, dévale l’escalier et court en zigzagant jusqu’au bar le plus proche. Son portefeuille n’est pas dans la poche arrière de son jean. Il a dû l’oublier. À moins qu’il ne soit dans une poche de son caban. Il se tâte fébrilement. Tant pis, pas question de retourner là-haut. En bas de la rue, il scrute les environs pour se repérer et reconnait l’enseigne du Relais des pêcheurs. Sauvé ! D’un coup d’épaule, il pousse la porte vitrée et s’installe au comptoir, commande un café bien serré pour se remettre les idées en place et un cognac pour faire passer le goût amer de l’expresso. Plus efficace que la limonade. Derrière le zinc, Gégé sourit.

—Ah ! Tu es là. T’as disparu hier soir. Où étais-tu ?

Yann secoue la tête.

—J’en sais rien, soupire-t-il.

Il enfonce les mains dans les poches de son caban rapiécé. Ses doigts caressent un bout de tissus soyeux là où d’habitude, il n’y a que de vieux mouchoirs en papier. Il sort la main et étale le tissu devant lui.

—Eh bien, mon cochon ! s’écrie Gégé.

Du bout des doigts, Yann effleure une culotte en soie pourpre.

—Où est-ce que j’étais ?

Le troisième cognac avalé, Yann ne se souvient toujours pas. Il n’est pas encore midi. À ce rythme, il va tomber en syncope avant le début de l’après-midi. Gégé lui sert une Coreff pour le désaouler.

—En tout cas, j’suis pas allé bien loin…j’suis toujours dans le quartier, dit Yann, la bouche pâteuse.

Gégé sort les verres du lave-vaisselle et les place sur l’étagère.

—Y’en a qu’ont de la chance ! Moi si je me retrouvais avec les dessous d’une femme dans les mains, j’te jure que je me souviendrais de ma nuit, dit-il.

 Yann hausse les épaules et dégringole de son tabouret.

—J’y vais. Tu mets ça sur mon ardoise, j’te paye tout à l’heure, ok ?

—Tu vas chercher ta soubrette sans culotte ?

—Arrête de chambrer, j’sais même pas à qui elle est c’te culotte.

Le gardien de phare au chômage relève le col de son caban et sort du café. Quel genre de femme peut s’intéresser à un gars comme lui ? Celle qui porte des dessous si chics doit sûrement être de passage. Une jeune femme élégante, venue rendre visite à une vieille tante éloignée. Il a à peine fait trois pas qu’une voix grêle l’interpelle.

—Yannig, où étais-tu passé ? Ça fait une heure que je te cherche partout. Coquin !

Abasourdi, Yann pivote sur ses jambes instables et s’accroche au réverbère.

—Madame Guérin ?

La vielle dame le regarde en souriant. Elle brandit un pochon qui dégouline de gras.

—Appelle-moi Simone, voyons. Pourquoi es-tu parti ? J’étais juste descendue chercher des croissants. Un grand gaillard comme toi a besoin de reprendre des forces après…

 Yann n’entend pas la suite, il retient son souffle. Tout l’alcool qu’il a imbibé a subitement quitté son corps. Il cligne des yeux, incrédule. Sa bouche s’ouvre et se referme comme celle d’un poisson échoué sur l’asphalte. Si c’est une blague, elle n’est pas drôle. Simone Guérin est une amie de sa mère. Ensemble, elles tricotent des petits bonnets et des chaussons de laine pour la kermesse de l’église. ! Cette vicieuse a bien trente ans de plus que lui.

Les doigts de sa main gauche caressent le tissu soyeux. Nom de Dieu !

—Yann, j’avais fait du café, implore Simone.

Écœuré, Yann tourne le dos à la vieille femme. Son regard tombe sur la tache incrustée à son pull. Qui d’autre voudrait d’un homme comme lui ? Depuis combien de temps n’avait-il pas dormi dans les bras d’une femme ? Yann est seul, sans argent, sans situation. Submergé de tristesse, il lève les yeux vers cette dame à l’allure frêle et courbée par les années, aux doigts pleins d’arthrose crispés sur son sac de croissants, mais capable encore de surprendre un homme. D’un clin d’œil il lui lance.

—Alors, on s’les mange ces croissants ?

Simone attrape Yann par le bras et trottine avec lui jusqu’à l’apparemment au papier peint délavé.

1 réflexion sur “Les dessous chics”

  1. C’est tellement cruel de vérité que j’en ai senti la vinasse ! Il en est même sympathique ton gardien de phare déchu;

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