Tu redeviendras poussière

Je me réveille en nage, mes draps sont trempés. D’habitude, il fait pourtant froid dans ma chambre. Comment ai-je pu transpirer autant ? Je sors du lit, avec un mal de tête atroce et des courbatures comme si j’avais fait du sport intensif. Dans la salle de bains, j’ai du mal à lever la jambe assez haut pour entrer dans la baignoire. Je m’accroche au mur. Une bonne douche me fera du bien. J’espère que ce n’est rien de grave. J’ai pourtant fait attention, gardé mes distances pour faire des courses, ma seule sortie.

Une fois habillée, j’allume mon ordinateur pour assister à mon cours de philosophie. L’arôme du café envahit doucement la pièce. Peu de temps après, Yann passe une main derrière mon dos.

-Qu’est-ce qui t’est arrivé cette nuit, t’as déjà des bouffées de chaleur ?

Je le regarde furieuse. Il plisse les yeux.

-T’as une sale tête aujourd’hui, on dirait que t’as pris des rides.

– Je crois que je suis malade, je ne me sens pas bien du tout.

– Ça se voit ! On dirait ta mère !

Je bondis mais d’un pas lourd jusqu’au miroir de l’entrée et je vois avec effroi, des pates d’oie au coin des yeux, des plis profonds aux commissures des lèvres. Je regarde de plus près et mon image devient floue, et au toucher, ma peau n’est pas souple et lisse. Comment ai-je pu devenir ainsi fripée ? A vingt-quatre ans, j’en parais soudain plus du double.

Impossible d’avoir un rendez-vous chez le médecin le jour même. Pas question de me montrer sur zoom avec cette tête-là, j’éteins la caméra. C’est peut-être juste la fatigue. Je me recouche. La voix du professeur me berce mais je ne comprends rien de ce qu’il dit. Je ne parviens pas à me concentrer et bientôt, je somnole.

Le lendemain, exténuée, je me traîne jusqu’à la salle de bains. Un reflet que je ne reconnais pas apparaît dans la glace. Mes cheveux sont gris ! Je tire dessus et ils me restent dans les mains par poignées.

Au cabinet médical, un homme se lève pour me laisser sa place assise. Je refuse poliment mais à l’intérieur, j’enrage. Quel âge croit-il donc que j’ai ?

Après une batterie de tests, le verdict tombe comme un couperet : ménopause, arthrose, ostéoporose. Je ne peux pas le croire. Le médecin non plus, quand je lui tends ma carte vitale. Il insiste, me dit que je me suis trompée et lui ai donné celle de ma fille. Je n’ai pas de fille. J’ai vingt-quatre ans. Il rit, retire ses lunettes et me fait prendre un rendez-vous pour un IRM.

Je rentre chez moi en chancelant. Mes jambes sont gonflées. Un début de varices et de rétention d’eau. A bout de forces, je décide d’appeler Yann pour lui demander de venir m’aider. Je fouille un bon moment dans mon sac avant de tirer mon smartphone. Je clique pour faire dérouler les noms mais l’écriture est trop petite, je ne vois rien. Quand j’arrive enfin à la maison, mon copain me regarde ahuri. Il hésite un instant.

– Mamie Jeanne ?

– Tu te fous de ma gueule ? D’abord tu m’as prise pour ma mère, maintenant c’est carrément ma grand-mère ! Dégage, faut que j’aille aux WC !

– Chloé ?

– Qui veux-tu que ce soit ?

Je jette mes affaires par terre mais j’atteins les toilettes trop tard.

Le soir je ne parviens à avaler qu’une soupe, j’ai perdu trois dents et deux autres me font atrocement mal. Yann ose à peine me regarder. Le soir, devant la télé, je me love dans ses bras. Il me repousse délicatement.

-Excuse-moi bébé mais j’ai l’impression de faire un câlin à ta grand-mère. Je l’aime bien mais…

Il frissonne.

Le lendemain matin, mon corps est lourd. Je ne peux pas bouger. J’essaie de parler mais aucun son ne sort. Je regarde autour de moi, la lumière s’infiltre par les rideaux entrouverts. Soudain j’entends le bruit d’une tasse qui se casse. Yann se jette sur moi, me caresse le visage et sanglote. Je voudrais le prendre dans mes bras mais je suis paralysée. En un an de vie commune, je ne l’ai jamais entendu pleurer et ça m’inquiète. Je lui demande ce qu’il se passe mais il ne répond pas. Il m’ignore et sort précipitamment de l’appartement et la porte claque derrière lui. Je me rendors.

Quand je me réveille à nouveau, j’ai l’impression d’avoir dormi une éternité, je ne reconnais pas l’endroit où je suis. J’ai très froid. Je ne peux toujours pas bouger mais je sens des parois tout autour de moi. Je ne suis pas dans mon lit. Je suis dans une boîte. Je crie mais personne ne répond. Je finis par entendre des pas, des voix, quelqu’un joue de l’orgue. J’ai envie de taper sur le couvercle au-dessus de ma tête mais je suis toujours paralysée. Puis j’essaie de regagner mon calme et de réfléchir. Je suffoque. La musique s’arrête et une voix tout près se fait entendre.

– Mes chers amis, nous sommes réunis ici pour dire adieu à Chloé…

C’est alors que je comprends tout. Je revois la vieille dame du supermarché. J’avais refusé de la laisser passer devant moi à la caisse. Une petite dame appuyée sur une canne. Pressée et de mauvaise humeur, je lui avais dit sèchement, qu’elle pouvait faire la queue, comme tout le monde. Elle avait haussé les épaules et marmonné :

-Tu verras, ma belle, tu seras flétrie plus tôt que tu ne le crois. Toi aussi, demain, tu redeviendras poussière.

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